La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Dans le Ventre du Congo
(Editions Seuil, 07.01.2021) de Blaise Ndala
Dans Dans le Ventre du Congo, Blaise Ndala tisse un récit fascinant où la grande Histoire et la fiction s’entrelacent de manière audacieuse. Cette intrusion du romanesque dans les méandres historiques, ou vice-versa, suscite une véritable fascination littéraire. À l’instar des Maquisards de l’écrivaine camerounaise Hemley Boum, qui plonge le lecteur au cœur de la lutte anticolonialiste autour de la figure de Ruben Um Nyobe dans la forêt équatoriale du Cameroun, Blaise Ndala offre une fresque captivante sur l’histoire tumultueuse du Congo.
L’ouvrage explore les riches territoires congolais, autrefois sous la domination de puissants royaumes avant l’arrivée des colonisateurs européens. Il transporte le lecteur jusqu’à la Table ronde de Bruxelles, où se sont déroulées les négociations qui donneront naissance à la République démocratique du Congo. Avec une plume incisive, l’auteur évoque sans fard les trahisons, l’élimination des véritables héros de l’indépendance et l’instauration de la politique d’authenticité sous le Mobutisme – une ère marquée par la « Zaïrisation » et sa lente déchéance, évoquant l’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Márquez. Cette période, prélude à un réveil kabiliste teinté d’illusion, est décrite avec une profondeur remarquable.
Sous des airs de rumba congolaise, patrimoine immatériel de l’UNESCO, Blaise Ndala emmène son lecteur dans un voyage littéraire vibrant, rythmé par une langue à la fois poétique et mordante. Il prête sa voix à un peuple en quête de renaissance, dont les mots et les chants, empreints d’une énergie libératrice, défient le regard du monde. Ce roman est une odyssée littéraire et historique où résonnent les espoirs d’un Congo en quête de son identité.
À plat ventre nous nous sommes couchés le jour où, à l’homme blanc qui venait d’échouer sur nos côtes, certains de nos monarques cédèrent la terre après avoir foulé aux pieds la sagesse des anciens; laquelle sagesse, depuis la nuit des temps, nous enseigne qu’à l’étranger tu prêteras un vêtement, tu offriras un lit, mais jamais, jamais ta femme tu ne céderas. Car une fois qu’il l’aura essayée, ta femme, eh bien, l’étranger la mettra enceinte, et une fois qu’il l’aura mise enceinte, tu auras beau courir les sorciers les plus réputés, tu n’en croiseras pas un qui puisse conjurer le sort. Rien ni personne ne pourra sortir du ventre de ta femme la semence reçue de l’étranger, c’est cela la vérité, la seule, il n y en a pas d’autre qui tienne. Voilà quand, où et par qui nous avons perdu la manche la plus décisive de la bataille, Kena Kwete III. La terre, mère nourricière de nos arrière-petits-enfants, a été cédé à l’homme blanc qui y’a aussitôt planté la graine de notre servitude.
Les "Zoos Humains" : Une page sombre de l’histoire coloniale
À la fin de l’esclavage, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, une nouvelle forme de déshumanisation prit forme en Occident. Une industrie du divertissement abjecte fit son apparition, exploitant une niche dans laquelle des investisseurs s’engouffrèrent : les zoos humains, également connus sous le nom d’expositions ethnologiques et popularisés par l’expression honteuse de « Village nègre ». L’idée était de faire venir des individus dits « exotiques » de contrées lointaines, et de les enfermer derrière des cages, côte à côte avec des animaux sauvages, pour distraire un public avide de spectacles. Mais au-delà du simple divertissement, cette pratique visait à illustrer la prétendue toute-puissance de la « mission civilisatrice » des puissances coloniales. En France, ces « expositions ethnologiques » rencontrèrent un grand succès. À Paris, lors de l’Exposition Universelle de 1878, un « village des Noirs » attira une foule nombreuse et fut reproduit vingt ans plus tard. Les expositions coloniales du début du XXe siècle connaîtront également un grand retentissement, avec notamment 34 millions de billets vendus en 1931. En 1897, le roi Léopold II fit importer 267 Congolais à Bruxelles pour les exposer dans son palais colonial de Tervuren. Beaucoup moururent pendant l’hiver, mais l’exposition permanente qui suivit attira un large public. Lors de l'Exposition internationale de Bruxelles en 1958, un village « typique » fut installé où les Congolais étaient observés, souvent moqués.
Le roman de l’humanisation des « Zoos humains »…
Dans le Ventre du Congo est un roman polyphonique authentique, où plusieurs voix se répondent dans une chronologie minutieuse. Ces voix, lourdes du poids de leurs destinées, croisent leurs trajectoires dans des parallèles temporelles avant de se rejoindre dans un entrelacs romanesque fascinant.
La première voix nous plonge en 1958 à Bruxelles, dans le quartier du Heyzel, où se prépare l’Exposition Universelle, le plus grand événement mondial après la Seconde Guerre mondiale. Le récit suit le Baron Martens de Neuberg et son adjoint, le sous-commissaire Robert Dumont, responsables de l’organisation d’une attraction particulière : un « village congolais » au cœur de la capitale belge. Alors que le Congo lutte pour obtenir son indépendance de la Belgique, cette attraction est utilisée par les puissances impérialistes pour justifier la prétendue « mission civilisatrice » de la colonisation. 267 Congolais, hommes et femmes, sont déportés de leur terre natale et forcés de s’exhiber dans des cases, dans l’une des sections les plus visitées de l’exposition. Sept d’entre eux mourront des suites de froid ou de maladie. Parmi eux se trouve Tshala Nyota Moelo, une princesse issue de la lignée royale, qui se demande ce qu’elle fait dans une cage où des Africains sont contraints de simuler une vie de « sauvages » pour le divertissement du public européen. Le mystère de son histoire se dénoue au fil du récit, révélant une femme déterminée qui refuse de se plier à ce jeu dégradant. Son refus suscite la révolte et ébranle Robert Dumont.
Dans un contexte où la scolarisation et l’ascension sociale étaient perçues comme des moyens d’atteindre le statut d’« évolué » parmi la population africaine, le destin de la jeune princesse change radicalement après sa rencontre avec le colon René Comhaire. L’histoire de cette rencontre et des événements qui suivent la mettront en contact avec des figures influentes, comme le chanteur de rumba Wendo Kolosoy, et des personnalités politiques telles que Patrice Lumumba et Joseph Désiré Mobutu. Son histoire tragique prendra un tournant lorsque, refusant les avances de son prétendant flamand, elle sera déportée à l’exposition de 1958, où elle disparaîtra mystérieusement.
Quarante-cinq ans plus tard, Nyota Kwete, la petite-fille de Tshala Nyota Moelo, arrive à l’aéroport de Zaventem en août 2003. Venue étudier en Belgique, elle est déterminée à retrouver des traces de sa tante disparue lors de l’exposition de 1958. Munie de quelques indices, notamment une photo de René Comhaire, elle se lance dans une enquête passionnante qui nous plonge dans le Bruxelles contemporain, une ville marquée par la diversité. L’enquête dévoilera les mystères entourant la disparition de la princesse et nous introduira à des personnages comme Mamie Solution, Passy Yakembo et Francis Dumont, le fils de l’un des responsables de l’exposition.
À travers ce roman, Blaise Ndala, dans son troisième ouvrage après J’irai danser sur la tombe de Senghor et Sans capote ni Kalachnikov, aborde de front le passé colonial de la Belgique et ses liens avec le Congo. L’auteur critique sans détour aussi bien les colonisateurs belges que les Congolais d’hier et d’aujourd’hui. Son style simple et son ton parfois cocasse apportent une dimension à la fois grave et humoristique à cette réflexion sur l’histoire coloniale. Une lecture vivement recommandée pour ceux qui souhaitent découvrir l’histoire du Congo à travers un prisme littéraire fascinant.
Kah’Tchou Boileau
Blaise Ndala est né en 1972 au Zaïre (République démocratique du Congo). Il a fait des études de droit en Belgique avant de s’installer au Canada en 2007. Il y a publié deux romans remarqués, J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014, prix du livre d’Ottawa), et Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d’encrier, 2017, lauréat du Combat national des livres de Radio-Canada et du prix AAOF)
Editions Le Seuil