La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Dans le Ventre du Congo
(Editions Seuil, 07.01.2021) de Blaise Ndala
Inviter la grande Histoire dans la petite histoire de la fiction, ou inversement l’audace de l’intrusion de la fiction qui s’ingénie à relever le pari de planter la tente de son imaginaire dans la grande Histoire a toujours été pour moi matière à fascination littéraire. Comme dans Les Maquisards de l’auteure Camerounaise Hemley Boum qui construit une saga familiale et passionnelle autour de la figure historique de l’anticolonialisme au Cameroun Ruben Um Nyobe en nous projetant directement dans le mitan de la forêt équatoriale, en plein pays Bassa, un matin de septembre 1958, dans la traque glaçante du héros nationaliste, le texte de l’auteur congolais et Ottawatien Blaise Ndala est une fresque envoûtante, une envoutante traversée dans la longue Histoire du Congo. Une véritable odyssée littéraire qui traversera de part en part la tumultueuse Histoire d’un pays, de ses territoires, jadis chasse-gardée de puissants royaumes qui y exercèrent une domination sans partage, avant l’arrivée du « Blanc ». Le texte se paie même le luxe de convier le lecteur à la « Table ronde » de Bruxelles. Vous ferez irruption à la table des négociations qui accoucheront de la future république indépendante, La République Démocratique du Congo. Le texte évoque sans complaisance le temps des félons, la liquidation des véritables artisans et héros de l’indépendance, mettant en exergue au passage la prévalence de l’imposture, et son paravent du faux repli identitaire dont l’avatar le plus abouti est la politique de l’authenticité : la Zaïrisation dont le coup d’assommoir sera la lente agonie de l’autocratie, une sorte d’ « Automne du patriarche » à la Gabriel Garcia Marquez du Mobutisme qui sera l’amorce d’un pastiche de réveil Kabiliste. Blaise Ndala, escortera le lecteur sous de langoureux airs de Rumba Congolaise dans cette croisière historique, recourant à une gouaille à la fois chatouillante et juste. L’auteur va se muer en ventriloque idéal pour donner corps à l’espérance d’un peuple dont les bruyants borborygmes se déclinent par une parole libérée, qui se meut en toisant le monde qui le regarde de haut, au rythme de cette Rumba Congolaise, Patrimoine immatérielle de L’Unesco en déclamant hue et dia dans la suavité de ses accords son irrépressible envie de se retrouver.
À plat ventre nous nous sommes couchés le jour où, à l’homme blanc qui venait d’échouer sur nos côtes, certains de nos monarques cédèrent la terre après avoir foulé aux pieds la sagesse des anciens; laquelle sagesse, depuis la nuit des temps, nous enseigne qu’à l’étranger tu prêteras un vêtement, tu offriras un lit, mais jamais, jamais ta femme tu ne céderas. Car une fois qu’il l’aura essayée, ta femme, eh bien, l’étranger la mettra enceinte, et une fois qu’il l’aura mise enceinte, tu auras beau courir les sorciers les plus réputés, tu n’en croiseras pas un qui puisse conjurer le sort. Rien ni personne ne pourra sortir du ventre de ta femme la semence reçue de l’étranger, c’est cela la vérité, la seule, il n y en a pas d’autre qui tienne. Voilà quand, où et par qui nous avons perdu la manche la plus décisive de la bataille, Kena Kwete III. La terre, mère nourricière de nos arrière-petits-enfants, a été cédé à l’homme blanc qui y’a aussitôt planté la graine de notre servitude.
Au commencement, les « Zoos Humains »…
La fin de l’esclavage a cédé le pas dans la seconde moitié du XIXème siècle à une autre forme de déshumanisation en occident. Une abjecte économie de la distraction fera son apparition avec une nouvelle niche sur laquelle des investisseurs mettront grappin : Les zoos humains encore appelés expositions ethnologiques et bien popularisés sous l’infâmant slogan de « Village nègre ».L’idée consistera à faire venir de lointaines contrées d’individus dits « exotiques » qu’on enfermera derrière des cages avec des animaux sauvages pour distraire un public prêt à tout pour délier les cordons de la bourse. Par délà le divertissement le sous-texte est bien plus poignant, il faut faire la démonstration de la toute-puissance de la « mission civilisatrice » dans les colonies. En France les « expositions ethnologiques » font un carton. Toujours à Paris, l’exposition universelle de 1878 aura un pavillon très couru « Le village des Noirs » et sera réédité 20ans plus tard. Les expositions coloniales du début du XXème siècle sont largement suivies. On évalue à 34 millions, le nombre de billets vendus en 6 mois en 1931. Au cours de l'été 1897, le roi Léopold II avait importé 267 Congolais à Bruxelles pour les exposer dans son palais colonial de Tervuren, à l'est de Bruxelles.
Beaucoup sont morts pendant l'hiver, mais la popularité était telle qu'une exposition permanente a ensuite été créée sur le site.
Pour l'Exposition internationale et universelle de Bruxelles de 1958, une célébration de 200 jours des avancées sociales, culturelles et technologiques de l'après-guerre, un village "typique" a été installé, où les badauds observaient les Congolais, souvent en se moquant.
Le roman de l’humanisation des « Zoos humains » …
Dans le Ventre du Congo est un authentique condensé polyphonique, dans lequel des voix libèrent la parole, se font écho dans une chronologie bien réglée. Elles creusent leurs sillons en avançant clopin-clopant sous le poids de leurs destins, d’abord dans des parallèles temporelles puis se retrouvent dans des croisements, de séduisantes perpendiculaires romanesques.
La première voix nous projette en 1958, à Bruxelles, dans le quartier du Heyzel où se prépare le plus grand événement planétaire après la Seconde Guerre Mondiale : l’Exposition Universelle. Elle nous mène sur les pas du Baron Martens de Neuberg et de son adjoint, le sous-Commissaire Robert Dumont chargés de mettre sur pied à côté du majestueux Atomium récemment sorti de terre, une attraction toute particulière : un « village congolais » en plein cœur de la capitale du Royaume. Alors même que le Congo travaille à s’affranchir du joug tutélaire de la Belgique pour célébrer son indépendance, c’est par le truchement d’une attraction, que les puissances impérialistes et colonialistes chercheront à justifier la « mission civilisatrice » de la colonisation. 267 femmes et hommes seront déportés de leur terre natale, et forcés de s’exhiber dans des cases, dans l’aile fort visitée du « village africain », sept y trouveront la mort des suites de froid ou de maladie. Parmi les suppliciés, une femme, d’extraction royale, Tshala Nyota Moelo. Son père, le Roi Kena Kwete III est à la tête d’un royaume dont le territoire s’étend des rives du Kasaï au plateau du Sankuru. Mais que vient donc faire une princesse dans une cage où des africains sont forcés de simuler avec force singeries une vie de sauvage pour le plaisir des yeux de visiteurs européens ? Les clés du mystère se retrouvent dans le récit qui va suivre, celui du destin de cette femme forte dont l’obstiné refus de se prêter au jeu sonnera le tocsin de la révolte et sèmera le trouble dans l’esprit de l’ex argentier Robert Dumont.
C’est un destin particulier qui se joue dans un contexte particulier où la scolarisation vous rapproche du « Blanc » vous stratifie au pinacle en vous élevant au très envié grade d’« évolué », au sein de la population africaine. Le parcours tout tracé de la jeune princesse dans son pays d’origine est bousculé par une rencontre, celle d’avec un colon, l’administrateur des colonies, René Comhaire, alors qu’elle fréquentait encore assidûment le pensionnat des filles où elle est inscrite dans la capitale du district. Et bientôt la secrète idylle est vite ébruitée. Devant le courroux que cela suscitera, aggravé par la violation d’interdits ancestraux, la fuite reste l’unique exutoire pour la jeune princesse. Le refuge le plus évident à ses yeux est le nid douillet de son amoureux dans la capitale de district. Puis, pour éviter les représailles du Roi des Bakuba, lesquelles ne sauraient tarder, il faut prolonger l’exil. Plus loin, à la Capitale, à « Léo », Léopoldville. Elle va atterrir chez Mark de Groof, collectionneur d’art et grand ami de l’administrateur des colonies. A Léopoldville, c’est chez le boy de monsieur De Groof qu’elle logera, Ya’ Akwesa, ou mieux Akwesa Kolosoy, un Lumumbiste convaincu qui n’est rien d’autre que le frère aîné du père de la Rumba Congolaise, Antoine Wendo Kolosoy, « le grand chanteur de Rumba qui tient dans sa main Léopoldville ». La beauté de la jeune princesse ne laissera ni le collectionneur d’art flamand ni le sulfureux chanteur de rumba indifférent, chacun usant de ses arguments et de ses méthodes pour la conquérir : Mark de Groof recourt aux méthodes plus violentes et Wendo trouvera dans les soirées nocturnes l’argument de massue pour la convaincre. Soirées au cours desquelles, elle côtoiera le milieu des évolués et rencontrera à la fois Patrice Lumumba et Joseph Désiré Mobutu, l’artifice idéal pour l’émerveiller. Mais bientôt sa résistance aux avances de Mark de Groof auront raison d’elle et elle sera déportée dans un avion loin du cœur de l’Afrique pour le pied de l’Atomium. Puis, elle disparaîtra dans la fournaise de l’Expo de 1958.
45 ans plus tard, Nyota Kwete, petite fille de Ketta Kwete III débarque à l’aéroport de Zaventem un matin d’août 2003. Venue en Belgique pour étudier, elle est obstinée par une envie, celle réaliser le vœu de son grand-père qui le lui a confié au départ de Kinshasa, retrouver les traces de sa lointaine tante disparue en marge de l’Expo de 1958. Des indices, elle n’en a pas à profusion : elle aurait travaillé pour le compte d’un flamand qui se faisait appeler le «roi des masques », une photo, celle de monsieur René Comhaire, l’administrateur des colonies. Et nous voilà entrainés dans une enquête lente mais passionnante qui nous révèlera le mystère en nous retraçant l’itinéraire de la princesse Tshala Nyota Moelo disparue quarante-cinq ans plus tôt. Le récit de ce second itinéraire porté par une deuxième voix est une excursion littéraire dans le Bruxelles d’aujourd’hui, une redécouverte des lieux qui sont les marqueurs de sa diversité faite de rencontres dans le milieu noir de la capitale du Royaume. On y fera la connaissance de Mamie Solution, l’entremetteuse exubérante, Passy Yakembo, le footballeur professionnel, grand buteur de la Jupiler Pro League, victime 45 ans plus tard après les regards déshumanisants du « village congolais » dans le même quartier du Heyzel, cette fois-ci d’insultes racistes proférés dans les gradins du Stade Roi Baudoin ; L’histoire bégaie. L’itinéraire de Nyota s’enrichira d’autres rencontres, l’une d’entre elles, celle de Francis Dumont, le fils du Sous-commissaire de l’exposition de 1958, contribuera de façon significative à l’élucidation du mystère autour de la disparition de sa lointaine tante.
Le texte de Blaise Ndala, son troisième roman après J’irai danser sur la tombe de Senghor et Sans capote ni Kalachnikov attaque de front le passé colonial de la Belgique et ses relations avec le Congo. Chacun en prend pour son grade, tant les colons Belges que les Congolais eux-mêmes, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Le style est simple, le ton est cocasse, drôle et hilarant. Je recommande fortement à ceux des lecteurs qui n’ont qu’une connaissance sommaire sur l’Histoire du Congo de lire à la fin du livre le récit chronologique des grands moments de l’Histoire de ce pays.
Kah’Tchou Boileau
Blaise Ndala est né en 1972 au Zaïre (République démocratique du Congo). Il a fait des études de droit en Belgique avant de s’installer au Canada en 2007. Il y a publié deux romans remarqués, J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014, prix du livre d’Ottawa), et Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d’encrier, 2017, lauréat du Combat national des livres de Radio-Canada et du prix AAOF)
Editions Le Seuil