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Sublime Royaume

De Yaa Gyasi (Calmann-Lévy, août 2020)

 

Pour ceux des lecteurs partis de chez eux, qui vivent ailleurs, qui ont fait le pari d’aller chercher fortune ailleurs, qui sous d’autres cieux, ont retrouvé le confort inespéré chez eux, qui, comme l’écrasante majorité des migrants, veulent être utiles, d’abord pour les leurs ; assurer à leurs progénitures un avenir radieux, mais aussi, par une sorte de mécanique improvisée d’assurance-vie pour leurs parents, assurer également à leurs proches une amélioration de leurs quotidiens, alors à tous ceux-là particulièrement, je recommande vivement la lecture de ce texte de l’auteur Etatsunienne d’origine ghanéenne, Yaa Gyasi.

Le drame de l’immigration est indéniablement un savant dosage de lutte pour la survie, de démonstrations d’une pugnacité et à la fois d’humanité. Ramant à contrecourant des récits vindicatifs, un tantinet agressifs, voire revanchards, de la littérature militante qui peint ou plutôt dépeint toujours la migration sous un prisme hargneux, rancunier dans une forme de redondance exaspérante, l’auteur ghanéenne stupéfiera Le lecteur avec un récit de l’intimisme en abordant le thème de l’immigration sans partis pris, avec une neutralité une objectivité empruntées aux sciences exactes. Tiens, des sciences expérimentales, parlons-en, la neurologie longuement évoquée dans ce roman avec un soin du détail loin d’une ostentatoire grandiloquence d’un jargon hermétique. La particularité ici réside dans les inattendus parallèles entre des formes de soumissions absorbantes et obsédantes : la soumission aux religions, la dictature des croyances, la religiosité mise en regard avec le cartésianisme des sciences dures.

C’est l’histoire d’une famille ghanéenne qui a décidé de partir, d’émigrer aux Etats-Unis, celle d’un couple qui vient d’avoir leur premier garçon, Nana, et veut lui garantir le meilleur des avenirs. On se plonge dans les méandres d’une saga familiale, dont la narratrice nous fera le fabuleux récit.  Elle est noire aux États-Unis, elle s’appelle Gifty, célibataire, sans enfants, universitaire et chercheuse en neurobiologie. Son domaine de spécialité, c’est l’étude des addictions. Des passages entiers du texte embarqueront la lectrice ou le lecteur dans l’univers prétendument ésotérique des sciences expérimentales, univers rendu perméable et passionnant par le doigté d’une écriture simplifiée, digeste et séduisante. Le rythme du texte est construit autour d’un procédé original fait de flashbacks qui viendront disséquer l’histoire d’une famille, révéler au fil de la lecture les secrets d’une famille aux apparences ordinaires, les plaies non guéries qui se sont muées en gangrènes. On en apprend sur chacun des membres de la famille. D’abord, sur Gifty elle-même qui s’est orientée vers la recherche en neurologie pour comprendre ce qui a pris racine dans la tête de son frère, le fils bien-aimé, Nana, au point de lui être fatal. Comment et pourquoi Nana, le fils tant souhaité, l’enfant prodige, promis à une si belle et prometteuse carrière de basketteur, précocement stoppée par une blessure, basculera-t-il dans les drogues, les opioïdes auxquels il deviendra accro ? Puis la mère, celle qui jadis porta et supporta la famille à tour de bras, seule, après que le père a eu décidé, rongé par une nostalgie harcelante, de retourner définitivement au Ghana. Cette mère pétrie de religiosité, qui, de tout temps n’a eu de cesse de trouver dans le lien viscéral à la religion l’énergie revitalisante pour tenir. La religion qu’elle a placée au centre de sa vie, de leurs vies, la mère, l’auxiliaire de vie acharnée au travail, qui ne ménage aucun effort pour s’adapter aux conditions de vie sur sa terre d’accueil, loin de son Ghana natal avec pour seul et unique objectif celui d’assurer à ses enfants un prometteur avenir aux États-Unis. Et cette mère courage, est aujourd’hui saturée, se mure dans un mystérieux silence depuis la mort de son fils, elle souffre d’une forme de dépression catatonique, pathologie connue sous le nom d’anhédonie. Accueillie chez sa fille, elle refuse de sortir de sa chambre, de mettre son nez dehors. Le temps de l’accueil, de l’assistance portée à la mère souffrante, de la cohabitation entre mère et fille, est aussi le prétexte des nombreux questionnements, de la résurgence des doutes longtemps renfloués, ceux d’une jeune femme éduquée dans l’austérité de la foi d’une mère, intimement attachée à l’église évangélique et qui aujourd’hui confortée dans la liberté de l’émancipation que lui offre sa stature de scientifique émérite, cherche à comprendre, veut soumettre les dogmes à l’épreuve du doute scientifique. Et voilà que viendront se mettre en regard deux visions opposées : celle d’une part de l’attachement et la soumission à la religion, de la foi comme refuge devant les incertitudes et l’âpreté d’une vie, et d’autre part la prétention transcendantale des sciences regorgeant dans leurs tréfonds en même temps les limites de leurs capacités interprétatives.

Il me fallut bien des années pour admettre qu’il est difficile de vivre dans ce monde. Je ne parle pas de la mécanique de la vie, car pour la plupart d’entre nous, nos cœurs battent, nos poumons aspirent de l’oxygène sans que nous ayons à le leur dire. Pour la plupart d’entre nous, mécaniquement, physiquement, il est plus dur de mourir que de vivre. Pourtant, nous bravons la mort. Nous roulons trop vite sur des routes sinueuses, nous faisons l’amour sans protection avec des inconnus, nous buvons, nous nous droguons. Nous essayons de demander un peu plus à la vie. Il est naturel de se comporter ainsi. Mais être en vie dans le monde, chaque jour, tandis que nous recevons chaque jour davantage, tandis que la nature de ce que « nous devons supporter » change et que nos façons de le supporter changent également, c’est une sorte de miracle.

Après l’immense succès de son premier roman, No home, le récit sur trois siècles du douloureux destin de deux sœurs séparées et de leurs descendances où se sont croisés dans une séduisante écriture les thèmes du déracinement, de l’exil, de l’esclavage et du déchirement familial, l’auteure nous revient avec un audacieux texte qui s’ingénie avec charme à coller des mots simples sur la complexité des relations familiales et de la dure épreuve de l’adaptation dans un environnement étranger quand on traine avec soi en partant tout le connotatif de l’exil. 

Kah’Tchou Boileau  

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Yaa Gyasi, vingt-sept ans, est née au Ghana avant d’émigrer aux États-Unis à l’âge de deux ans. Lectrice précoce de Toni Morrison, elle est diplômée de la prestigieuse Université de l’Iowa. Un voyage au Ghana déclenche son désir d’écrire No Home. Bestseller immédiat encensé par la critique américaine, ce premier roman magistral est sur le point de devenir un phénomène mondial.

(Source: Editions Calman Levy)

Crédit photo: Photo: © Peter Hurley/Vilcek Foundation

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