La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Black Manoo
(Le Nouvel Attila, 28/08/2020)
Gauz
En Afrique francophone, affirmer que la Côte d’Ivoire est une terre de musiques, est une lapalissade. La Côte d’Ivoire a ceci de particulier qu’elle a su s’imposer au fil du temps comme un laboratoire de sonorités qui ont si bien su s’exporter au fil des décennies.
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Des noms comme Pierre Amédée, Ernesto Djédjé pour les plus anciens et Bailly Spinto pour de fringants quinquagénaires et sexagénaires sont évocateurs d’une époque qui vit éclore des chansons d’une pureté rare dans un contexte de relative aisance économique d’un pays attractif pour toute la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. La prépondérance de la musique dans le narratif de ce pays n’ira pas s’amenuisant au fil du temps, même pendant les périodes troubles de crise économique et d’instabilité politique, les rythmes ivoiriens arrivaient à ramener de la détente au milieu de l'horreur.
Les Ivoiriens ont toujours retrouvé dans la musique une sorte d’exutoire, de défouloir ou une forme de réceptacle de toutes leurs revendications. Déjà dans les années 90 avec le refrain Agnangnan scandé par le groupe de musique urbaine R.A.S., le Zouglou déclamé par d'excellents paroliers à l'instar de Didier Bilé, à la fin de la décennie 90 ou au début des années 2000 avec le pied-de-nez que firent à la bien-pensance musicale les contorsions lascives des rythmes traditionnelles connues dans leur évolution sous le vocable de Mapouka, qui mirent en transe les jeunesses africaines. Puis mouvement coupé décalé fit son apparition, il faisait le panégyrique du dandy abidjanais et de la petite débrouille fort ostentatoire. La musique a toujours fait écho à l’histoire très mouvementée du pays.
Au milieu des années 80, un chanteur , Gun Morgan, défraie la chronique avec son style particulier, par son jeu de scène, l’introduction des sons Funky dans ses chansons et la mise en scène de sa famille, sa femme, son fils et sa fille, avec qui il réalise le vidéogramme de sa chanson phare « Kôkôti Kouadio », tous parés aux effigies des couleurs nationales Orange, Blanc, Vert.
Le héros du roman de Gauz, Black Manoo, de son vrai nom, Emmanuel Pan, l'auteur s’inspire d’un personnage réel, est un nostalgisant perpétuel, un passéiste compulsif, qui d’ailleurs fera commerce de la nostalgie dans la suite du texte. Il décide de partir pour retrouver son idole, Gun Morgan, en France, à Belleville. C’est un peu comme un camerounais qui, rongé par la nostalgie de la flamboyance des titres comme things like this de Gilly Ndoumbe ou Eyaye du groupe Esa, interprété par l’inimitable voix de Stéphane Dayas, déciderait de partir, de faire un saut dans le temps pour revivre et ressentir sublime chatouillement des mélodies d’antan.
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L’histoire du roman commence un peu après la Coupe du Monde de 1998 en France, juste au moment où Black Manoo débarquera en France. Enfin. Après sept tentatives soldées par de cuisants échecs, sous une fausse identité, « François-Joseph Clozel, entrepreneur en visite au Salon du BTP, Porte de Versailles » muni d’un visa court séjour qui sera vite réexpédié au pays pour un recyclage. « Comme convenu avec le canonnier, Black Manoo rend le passeport. Le faux document s’en retournera à Abidjan habiller quelqu’un d’autre en rouge, autant de fois que nécessaire pendant ses trois mois de validité. » Il faut dire qu’ici l’économie circulatoire des entrées sur le territoire européen connaît ses heures de gloire.
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A son arrivée à l’aeroport Charles de Gaulles, « l’aéroport du grand blanc de Brazzaville », il embarque dans un taxi conduit par un Haïtien, direction Belleville, le quartier Parisien qui a inspiré de belles intrigues à Céline ou Romain Gary (détail qui par ailleurs a toute son importance). Il déchantera très vite et devra se faire une raison. Pas de trace de son idole.
Bonjour, tu connais Gun Morgan, roi de l’afro-funk, soul man de France … s’il te plaît ?
Il appuie sa demande d’un hochement de tête synchronisé sur un glissement de jambes en fredonnant « Ayééé, kokoti kouadjo, blonin ! », le refrain du premier tube de Gun Morgan. Ce 15 août caniculaire, Black Manoo danse et chante, avec sa valise à roulettes en pied de micro, devant tout ce qui a une paire d’yeux et d’oreilles. Rien sur Gun Morgan. La fatigue et la chaleur finissent par s’inviter au découragement la « bête » se reveille à ce moment-là.
Le contraste est saisissant. Black Manoo avait auparavant séjourné en Russie, espérant y obtenir une bourse, l’expérience russe s’avèrera désastreuse. De retour au pays, c’est dans la drogue qu’il retrouvera une forme de « salut ». A Belleville, il est accueilli par un ancien juncky, redoutable dealers des fumoirs d’Abidjan, « Lass Kader, dit Lass-six-six, spécialiste du couteau à six vitesses pour le recouvrement de dettes. » Reconverti, il a troqué sa toge contre désormais celle d'assistant social, il vient en aide aux personnes dépendantes pour pouvoir décrocher. C’est lui qui donnera le gîte au Squat du Danger, rue David d’Angers. Dans le squat Le Danger, Black Manoo y promènera le lecteur avec une envoutante subtilité, lui faisant sentir les odeurs, lui permettant d’entrer en osmose avec une atmosphère chaleureuse amicale, découvrant au passage de personnages fort attachants. On y fera la connaissance des « dangereux noirs » :
Babou est installé dans le plus grand appartement du palier noir avec Sana et ses trois enfants. Le jour où il s’est présenté à Black Manoo, il s’est lui-même défini comme un spécialiste de la réconciliation post-partum … Chaque fois qu’ils se sont séparés à cris et à corps, Sana était enceinte … de quelqu’un d’autre. Mais Babou se remettait avec elle dès l’accouchement
Mais il y’ a aussi dans le squat Danger les dangereux blancs, « Dominique est sur le palier blanc dans un appartement aussi grand que celui de Babou. Il vit seul », un gauchiste obsédé par l’écriture d’articles.
Au Danger, Dominique méprise ses voisins du bas qui ne participent jamais aux manifs, « ces immigrés noirs qui vont finir fachos comme les immigrés du sud, les bâtards !
Le temps de sa désintoxication, c’est au foyer SONACOTRA qu’il prendra régulièrement ses repas, le célèbre Mafé, qui lui aussi a une étonnante histoire :
Estampillé plat africain par excellence, le mafé a une histoire française. A la fin de la guerre, un Strasbourgeois s’imagine faire fortune avec la pâte d’arachides. Il se fournit au Sénégal et la baptise Dakatine en contractant Dakar et tartine. Il la rêvait reine des goûters d’enfants sévèrement marqués par la malnutrition des années de guerre et les tickets de rationnement. Un fiasco ! les têtes blondes la dédaignent. Une femme oubliée de l’histoire la prépare en sauce et le mafé est né. Les palais noirs apprécient. Il devient plat national d’au moins trois pays d’Afrique où l’on croit que Dakatine est un mot Wolof.
Et l'innattendu se produisit, il rencontrera l’amour, ou du moins ce qui en fait office auprès de Karoll, mère célibataire de 5 enfants, dont les deux premiers qui lui donneront sa première carte de séjour sont issus d’une relation avec un dealer zaïrois, « l’homme purge sa peine quand elle obtient sa première carte de séjour, renouvelable chaque année. Trois gosses et une deuxième carte plus tard on lui trouve un logement décent dans une cité rue des Couronnes. Il lui faut sept ans et cinq accouchements pour obtenir un titre de dix ans, soit 730 jours par enfant né français. » Avec le pactole d’une prime d’assurance, Karoll décide d’investir dans un restaurant africain :
« En France, les cuisines du continent se résument à ce groupe nominal. Le Cameroun est à 4000 kilomètres du Sénégal sur les cartes géographiques, mais le Ndolè de Douala et le Tchèp de Dakar sont voisins sur les cartes de menus ». Finalement Black Manoo persuadera Karoll de se lancer dans le commerce des produits exotiques, à l’avant elle vend les bananes, les piments et les tilapias, et lui derrière, au fond, il fera « danser les gens sur le zouglou du pays : une guinguette ». C’est la naissance d’ Ivoir exotic devant, avec une porte qui donne au fond sur le « Sans issue »
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La parenthèse ivoir exotic est également l’occasion de la découverte d'autres personnages parmi lesquels, Bernard Bressac alias Solo-des-grands-B, « le vieux blanc », le dernier des bougnats comme autrefois étaient appelés les Auvergnats qui posaient leurs valises à Paris. Il leur loue Ivoir exotic 321 € par mois, charges comprises. Une réelle complicité naîtra entre les deux. Pendant la grande canicule de 2003, Black Manoo lui montera des bouteilles d’eau, ce qui lui rappellera ses ancêtres, qui faisaient exactement la même tâche dans le tout paris et vivaient en communauté :
Mes grands-parents comprenaient à peine le français. Ils n’étaient même pas fichus de prononcer « charbonnier » correctement. Ils disaient « charbougnat » ! c’est pour ça qu’on nous surnomme les « bougnats » ! On était des immigrés comme vous, mais en pire. On ne venait pas de loin, mais on était plus étrangers que vous, on avait beaucoup moins d’instruction que n’importe lequel d’entre vous.
Avec Solo-des-grands-B, il revisite l’évolution de leur quartier qui a vu arriver les « Tlenteulos », les prostituées chinoises qui ont en commun la posture droite et impassible. Leurs surnoms, elles le doivent au prix de la passe, 30€. L’ambiance qui règne à Ivoir Exotic où « on ne vend ni à manger ni à boire », mais de la nostalgie, est la plus illustrative de l’univers du Squat Le Danger : on y croise « Mamadou le dormeur » qui tous les matins fait l’ouverture et prend une Heineken en guise de petit-déjeuner, « Désirée la banquetteuse » qui n’a rien à voir avec la banque mais qui est toujours assise sur la banquette, Moussa « le brouteur perpétue une escroquerie héritée des Zaïrois », Achillone la camère, « une camerounaise à carrure de boxeur et voix de stentor » …
Tout le long du récit, Black Manoo plantera le décor de chaque chapitre avec un nouveau personnage dont le profil révèle un des pans qui participe de la diversité de ce lieu. De chapitres, il y’en a, en tout cinquante-deux. Chaque chapitre tenant sur deux pages, et pouvant être lu séparément même si les chapitres se tiennent tous par le fil rouge représenté par le personnage de Black Manoo.
Le texte nous révèle toute l’importance que Gauz attache à la structure, au rythme et au style. Pas étonnant chez un auteur qui prit la décision de devenir écrivain après avoir lu la même semaine Le Soleil des Indépendances d’Amadou Kourouma et Voyage au bout de la nuit de Céline.​​
Les phrases sont courtes, la formule est corrosive, percutante et en même temps fortement dicible. Comme dans ses précédents romans, Debout-payé et Camarade Papa Gauz fait encore montre d’une créativité linguistique bouleversante. La langue de Gauz est une sorte d’intralingua intercédant entre le registre courant et les codes linguistiques urbains pratiqués dans les rues abidjanaises ou Doualaises. C’est une langue pleine d’ironies qui aborde des sujets autrement plus graves avec sarcasme. C’est une langue colorée dotée d’une puissance olfactive qui nous rappelle le récit dans le bar le crédit a voyagé de Verre cassé. Le texte de Gauz est une ode à l’amitié, à la solidarité et à l’espoir. Toujours avec humour et une fascinante ironie l’auteur aborde avec subtilité la question du racisme et du communautarisme, ramant à contrecourant de l’anti-communautarisme pour faire un plaidoyer du communautarisme qui a toujours été le mode de vie des primo-arrivants à Paris comme les auvergnats qu’on appelait bougnats. Le texte s’inscrit dans un métissage culturel subi mais assumé, nous offrant là la description des combats somme toute naturels des personnes qui se côtoient sans se mélanger. Dans ce texte accueillants et accueillis se croisent.
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Kah' Tchou Boileau