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Jacaranda

Gaël Faye, (Éditions Grasset, 21 août 2024)

En 2024, le Rwanda commémorait les 30 ans du génocide des Tutsis, un traumatisme qui a déjà inspiré de nombreuses œuvres littéraires. Comme Boubacar Boris Diop, Scholastique Mukasonga, Beata Umubyeyi Mairesse ou Jean Hatzfeld, Gaël Faye revient sur cette tragédie dans son deuxième roman, Jacaranda. Ce thème était déjà central dans son premier livre, « Petit Pays » (2016), récompensé par le prix Goncourt des lycéens.


Dans « Petit Pays », traduit en une quarantaine de langues et adapté au cinéma, l’auteur franco-rwandais explorait le drame rwandais à travers l’histoire de sa propre famille. Né et ayant grandi au Burundi, fils d’une mère rwandaise réfugiée et d’un père français, il a dû quitter précipitamment le pays avec sa famille en 1995 pour se réfugier en France.

Si « Petit Pays » abordait le génocide de manière indirecte, à travers le prisme de son enfance et celle de sa sœur, ainsi que l’exil, à Bujumbura, où leur mère, pour échapper à la répression contre les Tutsis, avait trouvé refuge, « Jacaranda » s’attaque au sujet de façon plus frontale. Dès les premières pages, l’auteur nous plonge dans l’horreur du génocide rwandais, qui s’invite dans leur maison versaillaise à travers les images diffusées en boucle à la télévision. Pourtant, malgré la violence du thème, le récit conserve une forme de douceur naïve, un souci constant de faire émerger l’humanité au sein même de l’horreur.


Une quête de vérité à travers les silences


L’histoire commence en France, à Versailles, à 6 000 kilomètres du Rwanda. Milan, 12 ans, qui doit son nom à la passion littéraire de son, père pour les œuvres de Milan Kundera, regarde des images du génocide diffusées au journal télévisé. Pour lui, ces reportages ont des airs de mise en scène à la fois surréaliste et sensationnaliste. Mais l’horreur devient tangible lorsqu’un « cousin » du même âge, Claude, arrive du Rwanda, un pansement sur la tête.
Milan se heurte alors à un mur de silence : celui dans lequel, déjà, sa mère, Venancia, s’est enfermée depuis son exil en France en 1973. Jamais elle n’a évoqué son passé, ses racines, sa famille. L’arrivée de Claude, qui échange en kinyarwanda avec elle, ne fait qu’alourdir ce poids. Très vite, Milan ressent une irrépressible envie de comprendre, de briser ces silences qui l’entourent.
Alors qu’une amitié naît entre les deux garçons, Claude doit subitement retourner au Rwanda. Quatre ans plus tard, en 1998, Milan le retrouve lors d’un voyage au pays natal de sa mère, désormais séparée de son père. Il y rencontre aussi le reste de sa famille maternelle. Mais malgré ces retrouvailles, Milan, perçu comme un Muzungu – un Blanc, bien qu’il soit métis –, n’aura de cesse de chercher des réponses, tentant de percer le mystère de ces silences persistants.

Un roman foisonnant de personnages et de mémoires


Les différents séjours de Milan au Rwanda deviennent autant d’étapes dans sa quête de vérité, une odyssée à la recherche des mots et des explications. Ce voyage à travers quatre générations permet à l’auteur d’explorer l’histoire complexe du Rwanda, tout en nous faisant rencontrer des personnages marquants, chacun incarnant une facette du pays d’aujourd’hui.
Milan découvre sa grand-mère, qui voit en lui les traits de son mari défunt. Grâce à Claude, il fait aussi la connaissance de Sartre, une sorte d’intellectuel marginal, vivant entouré de livres et de CDs dans un orphelinat qu’il dirige pour des enfants des rues, les Mayibobo. 
D’autres personnages viennent enrichir le récit, tels qu’Eusebie, une tante éloignée représentant la nouvelle classe moyenne en plein essor, et sa fille Stella, pleine d’esprit, qui se réfugie dans les branches du Jacaranda du jardin. Cet arbre, dont les fleurs violettes embellissent le paysage de l’Afrique de l’Est, lui offre un espace de solitude lorsqu’elle en ressent le besoin.
Si le roman est foisonnant de personnages et d’histoires, la simplicité de l’écriture en facilite la lecture. Une lecture rythmée par des mélodies mentionnées tout au long de ce récit fascinant,  révélant une autre facette de l’auteur-compositeur et rappeur franco-rwandais désormais installé à Kigali. Gaël Faye adopte une approche sobre et distante, notamment lorsqu’il aborde l’histoire du Rwanda. Il expose les faits sans posture vengeresse ni militantisme, montrant comment les colonisateurs belges ont introduit des théories pseudo-scientifiques visant à différencier Hutus et Tutsis, jetant ainsi les bases d’un conflit absurde. L’Église n’est pas épargnée non plus, critiquée pour son rôle trouble durant le génocide, lorsqu’elle livrait certains fidèles réfugiés dans ses sanctuaires à leurs bourreaux.

 

Une réflexion sur la réconciliation et la mémoire


Le roman aborde également la question de la réconciliation et la coexistence indispensable entre anciens bourreaux et victimes dans le Rwanda d’aujourd’hui, notamment à travers les tribunaux populaires Gacaca. Sur ce point, Jacaranda résonne avec l’actualité récente, alors qu’un nouveau conflit armé a éclaté à l’Est de la République Démocratique du Congo, et que la ville de Goma dans le Nord-Kivu est actuellement le théâtre de violents affrontements. Cette région, où les anciens génocidaires avaient trouvé refuge, est désormais le théâtre d’une situation inversée : ceux qui furent les bourreaux hier sont à leur tour persécutés, endossant désormais le rôle de victimes.
Cette contemporanéité soulève une question fondamentale : celle de la transmission des traumatismes et du poids des souffrances héritées par les générations suivantes, celles qui sont nées longtemps après les événements. Ce texte confronte deux attitudes: celle des survivants qui préfèrent se soustraire à l’horreur en s’enfermant dans un silence protecteur, et celle des descendants des survivants, qui sont en proie à une quête douloureuse de leur histoire. Comme au début du roman, où tout commence devant l’écran d’un journal télévisé, c’est encore la télévision qui referme le récit, avec l’annonce d’une nouvelle tragédie mondiale : l’arrivée du COVID.

 

Avec « Jacaranda », Gaël Faye signe un roman puissant, mêlant récit intime, drame familial et fresque historique, où la quête d’identité se heurte aux silences du passé. Par son écriture fluide et maîtrisée, il parvient à aborder un sujet difficile tout en préservant une certaine légèreté, offrant ainsi une œuvre à la fois accessible et bouleversante. Une lecture essentielle pour qui veut comprendre le Rwanda d’hier et d’aujourd’hui , et la manière dont les cicatrices du génocide continuent de façonner les générations futures.

 

Kah' Tchou Boileau
 

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Gaël Faye, né en 1982 au Burundi d’une mère rwandaise et d’un père français, grandit en France après l’exil en 1995, suite à la guerre civile et au génocide des Tutsi. C’est là qu’il découvre le rap, qui devient une passion majeure. Après des études en finance et un emploi à Londres, il quitte le monde financier pour se consacrer à la musique et à l’écriture.

En 2010, il forme le groupe Milk Coffee & Sugar, avant de sortir son premier album solo, Pili Pili sur un croissant au beurre (2013), qui fusionne plusieurs influences musicales. En 2016, il publie son premier roman, Petit pays, qui remporte plusieurs prix, dont le Goncourt des lycéens, et qui explore l’identité, l’exil et la guerre. Le 14 août 2024, il publie "Jacaranda" couronné du Prix Renaudot.

Alliant musique et littérature, Gaël Faye continue d’aborder des thèmes sociaux et politiques tout en partageant son héritage et son parcours.

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