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Pêcheur au coucher du soleil

Le Rêve du pêcheur  

(Editions Gallimard, 2024)

de Hemley Boum

 

Si par cette atmosphère printanière qui point, avec ces parenthèses ensoleillées et  porté par la caresse de ses douces brises, vous seriez à la recherche d'un livre de bonne facture pour vous accompagner dans la reposante candeur et le silence apaisant de vos après midi dominicales, alors je vous recommanderai vivement et sans hésiter, le dernier roman de la camerounaise Hemley Boum, "Le Rêve du Pêcheur" paru cette année chez Gallimard.

Chaque fois que j’ai entre les mains un livre de Hemley Boum, je suis toujours traversé par une sorte de bonheur indicible, une forme de rassérénante félicité. Ce sont à chaque fois, des histoires qui nous plongent dans un réel qu’on côtoie, mêlant à la fois gravité par les thèmes qu’elles traitent et fascination par le chatouillement d’une écriture évanescente avec toujours une topologie qui entraine la lectrice ou le lecteur dans le charme des lieux, révélant leur magnétisme et leur maléfice. Dans « Si d’aimer », « Les Maquisards », ou dans « Les jours viennent et passent », ici particulièrement, le passage qui décrit les Bamboutos vaut mille brochures de voyagistes et est en soi une invite au voyage.

 Et maintenant, voici « Le Rêve du Pêcheur ». Je viens de l'achever en 72 heures, chrono en mains.

Le texte aurait pu être titré "Campo", une localité située dans le Sud profond du Cameroun sur l'embouchure du fleuve Ntem sur l'océan Atlantique, au commencement et à la fin, ce lieu magique ouvre et clôt cette belle histoire. Une intrigue dans laquelle se côtoient des gens aimants, des lieux dicibles le tout portés par le charme d'une écriture sublimant de fluidité. Même s'il y a une partie de l'histoire qui se déroule en France, en réalité une forme de déplacement des lieux, tant les personnages emportent avec eux la complexité de leurs vécus sur de nouveaux terrains, le texte demeure une ode à la dicibilité de nos géographies camerounaises : Campo, Kribi, Douala, New-Bell ... Mais surtout le texte est une ode à une forme d'harmonie, une forme de générosité qui est nichée naturellement dans notre conscience collective, voire, dans notre inconscience collective. Le texte exsude de Camerounité, de la première à la dernière ligne, la diversité onomastique en est son illustration la plus aboutie : ici un Achille Fodjeu est le meilleur ami de Zachary Mekobe, ils vivent à New Bell et c'est un papa Manga qui leur donnera le précieux, l’ultime coup de pouce dans la vie

Et l'histoire du roman en soi, étalée sur plusieurs générations. D’abord celle de Zacharias le lointain grand père, pêcheur à Campo, qui vit le drame de la submersion opérée par la globalisation venue bousculer les petites habitudes d'une vie ordinaire de pêcheur menée avec sa femme Yalana, agricultrice, déterminante dans son effacement et leurs deux filles dans le village esquissant ainsi les contours du drame qui s'invitera dans sa famille. Et on suit, dans un récit parallèle, l'histoire du petit-fils Zachary Mekobe, dont la mère, l’une des filles de Zacharias, le pêcheur, en rupture de ban avec sa propre famille, l'emmène avec elle dans les faubourgs de la grande cité économique, le bouillant quartier de New-Bell où elle mènera une vie de débauche et sombrera dans l’alcool, en vendant son corps pour joindre les deux bouts tout en essayant de préserver le fils, lequel obtiendra son baccalauréat, et grâce à un inespéré concours de circonstances, poursuivra ses études en France, où il trouvera l’amour et mènera une envieuse carrière professionnelle de psychothérapeute clinicien. Et puis.  Un jour, il ouvrira les vannes qui toujours contenaient l’aspiration qui sourd depuis en lui, le déclin est l’histoire dramatique d’un jeune enfant, un de ses patients, Sunday, en souffrance identitaire et pour lequel son expertise est requise. L’histoire d’un jeune adolescent camerounais, arraché lui aussi de son Cameroun natal où il avait été élevé par sa grand-mère pour retrouver ses parents installés déjà depuis quelques années en France. Il est perclus et englué dans une inextricable crise d’identités qui aura malheureusement raison de lui. Zacharie Mekobe confronté à ce drame y voit le reflet de sa propre existence. Par cette réverbération il s’y retrouve, s’y reconnait et décide pour panser ses propres plaies de partir. Il retournera à Campo, le lieu du commencement pour, dans une sorte d'exercice de déracinement-enracinement, donner à la rencontre de ces deux récits tétanisants et pleins de suspenses, l'épilogue le plus envoûtant qu'il soit...

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Je n’ai pas craqué tout de suite, ça m’a pris plusieurs mois. Il m’aurait fallu tomber sur l’enquête du journaliste à propos du clochard retrouvé mort par les éboueurs, non loin de l’avenue des Champs-Élysées. Des années d’évitement, de faux-semblants, de manques et de doutes ont soudain déferlé. Toutes les années, tous les instants, un à un, sans répit, sans pitié. Personne ne devait partir de chez lui comme Sunday et moi. Couper tous les ponts, larguer les amarres et ne plus pouvoir revenir en arrière. Nous ne devrions pas avoir à avancer sans repères sans protection, nous délester de tout ce que nous avons été, s’arracher à soi en espérant germer dans une nouvelle terre. Ceux qui ont ce privilège voyagent l’esprit léger. Ils partent de leur plein gré, sachant qu’ils peuvent revenir quand bon leur semble. Nos périples à nous ne prévoient aucun retour, nous ne sommes pas des voyageurs mais des exilés. L’exil est un bannissement et une mutilation, il y’a là quelque chose de profondément inhumain. Quel que soit le danger que l’on fuit et le soulagement de s’en éloigner, chacun mérite de garder quelque part en lui l’espoir d’un retour. Et puis ici aussi, dans cet Éden étincelant, des enfants meurent d’être délaissés, mal-aimés, maltraités. Les terres lointaines ne tiennent pas leurs promesses.

L‘auteure camerounaise avec une déconcertante maîtrise des techniques du récit aborde dans ce texte adoptant une forme de pusillanimité expressive sur des  thèmes paradoxalement plus graves : la question de l‘exil et des identités, mais aussi la problématique du capitalisme déshumanisant, du racisme avec un angle de vue moins militant digne d’intérêt, la corruption, les inégalités sociales. Un roman d’amour qui écrit l’attente comme étant l’acte d’amour le plus extatique qu’il soit.

Kah’Tchou Boileau  

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Crédit photo: Photo: © Peter Hurley/Vilcek Foundation

Hemley Boum est née au Cameroun où elle entreprend des études d’anthropologie avant de poursuivre à Lille des études de commerce international. Elle bascule des pluies tropicales de Douala au froid du Nord de la France. Après un premier poste à Paris, elle rentre au Cameroun en tant que responsable grands comptes de la filiale camerounaise d’une société française. 

Exploratrice de son propre pays, la découverte des firmes agroalimentaires, cotonnières et forestières enrichissent singulièrement sa vision de la société camerounaise et de l’exploitation internationale des ressources locales. Elle a ensuite vécu dans plusieurs pays africains avant de s’installer à Paris et de trouver la forme qui lui convient pour entrer en écriture. 

Elle a déjà publié quatre romans, traduits en six langues. Les jours viennent et passent obtient le Prix Amadou Kourouma 2020, Les Maquisards est récompensé par le Grand prix littéraire de l’Afrique Noire 2016 et du Prix du   livre engagé de la Cène Littéraire 2016. Enfin, le Prix Ivoire du livre francophone est attribué à Si D’Aimer en 2013. 

Son dernier roman, Le rêve du pêcheur est paru en janvier 2024. 

Source: Hemley Boum – Villa Albertine (villa-albertine.org)

Sublime Royaume

De Yaa Gyasi (Calmann-Lévy, août 2020)

 

Pour ceux des lecteurs partis de chez eux, qui vivent ailleurs, qui ont fait le pari d’aller chercher fortune ailleurs, qui sous d’autres cieux, ont retrouvé le confort inespéré chez eux, qui, comme l’écrasante majorité des migrants, veulent être utiles, d’abord pour les leurs ; assurer à leurs progénitures un avenir radieux, mais aussi, par une sorte de mécanique improvisée d’assurance-vie pour leurs parents, assurer également à leurs proches une amélioration de leurs quotidiens, alors à tous ceux-là particulièrement, je recommande vivement la lecture de ce texte de l’auteur Etatsunienne d’origine ghanéenne, Yaa Gyasi.

Le drame de l’immigration est indéniablement un savant dosage de lutte pour la survie, de démonstrations d’une pugnacité et à la fois d’humanité. Ramant à contrecourant des récits vindicatifs, un tantinet agressifs, voire revanchards, de la littérature militante qui peint ou plutôt dépeint toujours la migration sous un prisme hargneux, rancunier dans une forme de redondance exaspérante, l’auteur ghanéenne stupéfiera Le lecteur avec un récit de l’intimisme en abordant le thème de l’immigration sans partis pris, avec une neutralité une objectivité empruntées aux sciences exactes. Tiens, des sciences expérimentales, parlons-en, la neurologie longuement évoquée dans ce roman avec un soin du détail loin d’une ostentatoire grandiloquence d’un jargon hermétique. La particularité ici réside dans les inattendus parallèles entre des formes de soumissions absorbantes et obsédantes : la soumission aux religions, la dictature des croyances, la religiosité mise en regard avec le cartésianisme des sciences dures.

C’est l’histoire d’une famille ghanéenne qui a décidé de partir, d’émigrer aux Etats-Unis, celle d’un couple qui vient d’avoir leur premier garçon, Nana, et veut lui garantir le meilleur des avenirs. On se plonge dans les méandres d’une saga familiale, dont la narratrice nous fera le fabuleux récit.  Elle est noire aux États-Unis, elle s’appelle Gifty, célibataire, sans enfants, universitaire et chercheuse en neurobiologie. Son domaine de spécialité, c’est l’étude des addictions. Des passages entiers du texte embarqueront la lectrice ou le lecteur dans l’univers prétendument ésotérique des sciences expérimentales, univers rendu perméable et passionnant par le doigté d’une écriture simplifiée, digeste et séduisante. Le rythme du texte est construit autour d’un procédé original fait de flashbacks qui viendront disséquer l’histoire d’une famille, révéler au fil de la lecture les secrets d’une famille aux apparences ordinaires, les plaies non guéries qui se sont muées en gangrènes. On en apprend sur chacun des membres de la famille. D’abord, sur Gifty elle-même qui s’est orientée vers la recherche en neurologie pour comprendre ce qui a pris racine dans la tête de son frère, le fils bien-aimé, Nana, au point de lui être fatal. Comment et pourquoi Nana, le fils tant souhaité, l’enfant prodige, promis à une si belle et prometteuse carrière de basketteur, précocement stoppée par une blessure, basculera-t-il dans les drogues, les opioïdes auxquels il deviendra accro ? Puis la mère, celle qui jadis porta et supporta la famille à tour de bras, seule, après que le père a eu décidé, rongé par une nostalgie harcelante, de retourner définitivement au Ghana. Cette mère pétrie de religiosité, qui, de tout temps n’a eu de cesse de trouver dans le lien viscéral à la religion l’énergie revitalisante pour tenir. La religion qu’elle a placée au centre de sa vie, de leurs vies, la mère, l’auxiliaire de vie acharnée au travail, qui ne ménage aucun effort pour s’adapter aux conditions de vie sur sa terre d’accueil, loin de son Ghana natal avec pour seul et unique objectif celui d’assurer à ses enfants un prometteur avenir aux États-Unis. Et cette mère courage, est aujourd’hui saturée, se mure dans un mystérieux silence depuis la mort de son fils, elle souffre d’une forme de dépression catatonique, pathologie connue sous le nom d’anhédonie. Accueillie chez sa fille, elle refuse de sortir de sa chambre, de mettre son nez dehors. Le temps de l’accueil, de l’assistance portée à la mère souffrante, de la cohabitation entre mère et fille, est aussi le prétexte des nombreux questionnements, de la résurgence des doutes longtemps renfloués, ceux d’une jeune femme éduquée dans l’austérité de la foi d’une mère, intimement attachée à l’église évangélique et qui aujourd’hui confortée dans la liberté de l’émancipation que lui offre sa stature de scientifique émérite, cherche à comprendre, veut soumettre les dogmes à l’épreuve du doute scientifique. Et voilà que viendront se mettre en regard deux visions opposées : celle d’une part de l’attachement et la soumission à la religion, de la foi comme refuge devant les incertitudes et l’âpreté d’une vie, et d’autre part la prétention transcendantale des sciences regorgeant dans leurs tréfonds en même temps les limites de leurs capacités interprétatives.

Il me fallut bien des années pour admettre qu’il est difficile de vivre dans ce monde. Je ne parle pas de la mécanique de la vie, car pour la plupart d’entre nous, nos cœurs battent, nos poumons aspirent de l’oxygène sans que nous ayons à le leur dire. Pour la plupart d’entre nous, mécaniquement, physiquement, il est plus dur de mourir que de vivre. Pourtant, nous bravons la mort. Nous roulons trop vite sur des routes sinueuses, nous faisons l’amour sans protection avec des inconnus, nous buvons, nous nous droguons. Nous essayons de demander un peu plus à la vie. Il est naturel de se comporter ainsi. Mais être en vie dans le monde, chaque jour, tandis que nous recevons chaque jour davantage, tandis que la nature de ce que « nous devons supporter » change et que nos façons de le supporter changent également, c’est une sorte de miracle.

Après l’immense succès de son premier roman, No home, le récit sur trois siècles du douloureux destin de deux sœurs séparées et de leurs descendances où se sont croisés dans une séduisante écriture les thèmes du déracinement, de l’exil, de l’esclavage et du déchirement familial, l’auteure nous revient avec un audacieux texte qui s’ingénie avec charme à coller des mots simples sur la complexité des relations familiales et de la dure épreuve de l’adaptation dans un environnement étranger quand on traine avec soi en partant tout le connotatif de l’exil. 

Kah’Tchou Boileau  

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Yaa Gyasi, vingt-sept ans, est née au Ghana avant d’émigrer aux États-Unis à l’âge de deux ans. Lectrice précoce de Toni Morrison, elle est diplômée de la prestigieuse Université de l’Iowa. Un voyage au Ghana déclenche son désir d’écrire No Home. Bestseller immédiat encensé par la critique américaine, ce premier roman magistral est sur le point de devenir un phénomène mondial.

(Source: Editions Calman Levy)

Crédit photo: Photo: © Peter Hurley/Vilcek Foundation

Boza !

Le périple d’un adolescent migrant à la conquête de sa liberté

 

(Philippe Rey, 06.02.2020)

378 Pages

Auteurs: Ulrich Cabrel et Etienne Longueville

 

 

Le spectacle affligeant et écœurant des corps de migrants flottants dans la méditerranée, le regard terrifiant de migrants, exténués par de longues semaines de marches dans le mitan de la forêt amazonienne, voilà un florilège de destins de migrants dont l‘opinion publique en Occident généralement ne se fait une idée que le temps d’un sujet traité à la cantonade et subrepticement et glissé dans le Journal Télévisé du Soir.

 

Les drames qui se succèdent dans le pourtour médittérannéen, plutôt que de susciter une réelle prise de conscience suscitent hélas un sentiment inverse : une sorte d’abjecte banalisation deS tragédies que nos regards évitent avec ignominie. La question des migrants s’est même muée dans le champs politique en argument le temps d’une campagne. Le chiffon rouge qu’on agite ici prend la forme d’une terre prospère que viendrait assiéger une horde de « gueux ». Le texte co-écrit par Ulrich Cabrel et Étienne Longueville sort ces destins de l’anonymat des dépêches ou des bandes défilantes des chaînes d’information continue et nous les rabat à la figure dans un récit pleins de rebondissements, de coups de théâtres, palpitant mais à la fois attachant. Il n’est nullement ici question de nous servir un texte engagé, aux relents militants et bien-pensant. Oh ! Que non ! C’est suspendus aux lèvres d’un jeune garçon dont l’âge se situe dans un quelque part entre l’adolescence et l’âge adulte, ou mieux d'un jeune garçon qui serait passé, sans transition à l’âge adulte, que nous serons suspendus, happés dès la première page qui plante le décor par une histoire où se mêleront à la fois résilience, solidarité, amitiés, amour avec un regard pamphlétaire jeté sur nos sociétés et des communautés africaines portées très souvent sur le lucre ramant à contre-courant avec la prétendue hospitalité rabattue à tout-va.

 

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Tu veux savoir pourquoi je suis parti ? Comprendre ce qui m’a conduit à quitter mon pays et prendre la route l’exil à quinze ans ? Mieux connaître le jeune que tu accueilles chez toi, histoire de te rassurer ?

 

D’accord, je te raconte ; mais crois-moi, je ne fais jamais les choses à moitié. Je vais tout te confier et tu vas être renversé.

Et nous voilà embarqués dans une sorte d’odyssée avec pour point de départ les faubourgs de Douala. Nous sommes transbahutés à Bonaloka, le commencement d’un long périple qui mènera le jeune narrateur jusqu’à Saint-Brieuc en Bretagne. Il y’a d’abord Les raisons de la colère, l’univers extrêmement pauvre dans lequel gravite le jeune garçon âgé de seulement quinze ans où pour survivre il faut se battre. Ici tout le monde l’appelle Petit Wat (petit Blanc), un pseudonyme dont on affuble avec forces plaisanteries les petits garçons aux teints clairs dans les quartiers au Cameroun. Petit Wat nous fait découvrir son quartier d’enfance, Bonaloka, dans lequel tous les habitants, tous âges confondus, ont la débrouille en partage.

 

Les parents sujets à une grande indigence, ont du mal à joindre les deux bouts et pour assurer une autorité sur leurs enfants. Devant l’incapacité du père à assumer les charges, c’est la mère, l’authentique allégorie de ces braves femmes, qui se plie en quatre pour suppléer, compenser et porter à bout de bras la survie de la famille. A Bonaloka, Petit Wat et ses copains, Polusson, Bâtiment ou Armel, trouvent dans le Jambo, sorte de jeu de hasard avec son cortège de violence, l’exutoire de fortune pour échapper à la platitude d’un univers sans horizons dans lequel les gangs comme ceux des Russes dictent leurs lois et tiennent les territoires en respect grâce au trafic de drogues : New Town, Soboum, Carrefour Elf, haut lieu de prostitution. Il faut partir, il faut échapper, il faut s’évader, il faut Boza.

 

Le premier à qui la chance sourira c’est Bâtiment après une première tentative infructueuse. Il a accédé au graal, désormais on l’appellera Papi Oura. L’exploit fera des émules. Petit Wat s’en inspirera et se résoudra à mettre les voiles, avec dans ses poches le petit trésor de guerre réuni avec l’aide de sa sœur et de son petit frère qui lui remet tout ce qu’il a, 1500 francs cfa (2,5 euros). Tout ceci à l’insu de sa mère à qui il ne fera pas ses adieux. De quoi financer la route jusqu’au … Nigeria voisin. Peu lui chaut. Sa plus grande fortune, c’est son opiniatreté, sa résilience et sa baraka. Et elles lui seront fort utiles à Kano, lorsqu’il ne disposera plus d’argent pour payer les passeurs, pour continuer sa route. Le narrateur conjuguera à la fois stratagème et veine au moment de traverser la frontière nigérienne aidé par le cousin d’une femme rencontrée par hasard, d"abord à moto puis à pied. Ou alors, lorsqu’il sera par deux fois otage des passeurs qui exigeront une rançon pour sa libération. Dans le ghetto au Niger à Zinder, il aura la vie sauve grâce à l’ahurissement de ses bourreaux devant la réponse d’une equanimite glaçante de sa maman à qui ils exigeaient le paiement de la somme de65 milles francs CFA (100 Euros) pour sa libération.

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S’il te plaît, monsieur, quand tu auras tué mon fils, pense à nous envoyer la tête au Cameroun, on va l’enterrer au village

D’autres mésaventures toutes pétrifiantses, les unes comme les autres, viendront se jucher sur son parcours avec à la clé, toujours de nombreuses épreuves qui viendront par moments semer le doute dans l’esprit du lecteur quand par exemple Petit Wat doit traverser le désert « la poubelle de l’humanité », révélant avec effroi toute l’horreur on shore moins médiatisée du drame de la migration : des corps qu’il traverse dans le sable, des véhicules attaqués et brulés

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On croise un véhicule qui a été attaqué et brulé. On distingue encore le chauffeur, adossé au volant. Derrière, les passagers sont couchés les uns sur les autres, le sable recouvre en grande partie ce qui reste de leurs corps. La voiture a été criblée de balles.

Il est projeté hors du véhicule, en plein désert, est déshabillé et laissé nu. Et c’est dans le plus simple appareil qu’il traversera la frontière algérienne. L’étape algérienne « est déjà un pays de Blancs », ici il nous fera découvrir le ghetto camerounais de Tamanrasset, et son organisation gouvernementale, à la tête duquel trône le Chairmo assisté de ses gardes du corps. Cette étape vous plongera dans la réalité de l’organisation sociale des communautés migrantes. On y découvrira les déportés, qui ont été refoulés aux frontières européennes. Ils vendent du rêve et constituent la meilleure agence de voyage du Maghreb. Mais on fera aussi la connaissance des Slaackmen, « c’est un mec qui oublie son objectif, un gars qui chouque le Mougou en Algérie au lieu d’aller en Europe ». Les particularités de la vie sociale sont également mises en relief à son arrivée au Maroc. Là-bas, le Chairmo, c’est le plus ancien, et pour survivre soit on tape la salam (faire la manche), soit on agresse ceux qui tapent la salam. Mais ici, pas de temps à perdre. Il faut se préparer à Boza, à affronter Le monstre-à-Trois-Têtes, « les trois barrières massives, surmontées par les quantités de fils barbelés. Elles séparent Nadora de Melilla, le Maroc de l’Espagne, l’Afrique de l’Europe. » On est fascinés par l’ingéniosité de la préparation, la minutie d’une organisation disciplinée telle celle d'une armée que dirige un général secondé par des officiers supérieurs, un colonel et d’influents chairmo, tapis dans la forêt, à dix kilomètres de la frontière et qui, chaque jour prépare méthodiquement l’assaut. Et d’assauts, il y’en aura deux : un premier qui échouera en raison d’une erreur d’appréciation du cibleur chargé de localiser un bon polo, puis le second couronné de succès. Le narrateur va nous entraîner avec un réalisme glaçant dans le secret de la préparation de l’assaut, et nous décrira par la suite tel un reporter de guerre l’assaut proprement dit.

 

 

L’écriture est simple, colorée et entraînant. Le recours au Camfranglais (argot du Cameroun) est une immersion en 4D du lecteur dans l’univers urbain et périurbain au Cameroun. La multiplication des personnages secondaires qui surgissent au fil de l’itinéraire du narrateur ou les changements de lieux pourrait disperser la concentration du lecteur et c’est pourquoi j’ai beaucoup apprécié la carte retraçant l’itinéraire de Petit Wat à la fin du livre.

Outre la résilience, l’ardeur, la croyance en soi que célèbre ce beau texte, socle commun de valeurs sur lesquelles on doit toujours s’appuyer quelle que soit la rudesse de l’entreprise, ce texte est une ode à l’amour, è l’amitié et à la fraternité. Et si, peut-être ce texte nous dévoilait notre propre Boza en révélant à chacune et à chacun de nous le bozayeur qui gît en en elle ou en lui.

Kah’Tchou Boileau

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Ulrich Cabrel est un Camerounais de dix-huit ans. Ayant lui-même dû quitter son pays, seul, il a vécu de l’intérieur cette redoutable traversée. 

Étienne Longueville est bénévole dans une association qui accueille et accompagne les jeunes réfugiés. Il a été l’un des hébergeurs solidaires d’Ulrich Cabrel lors de son arrivée en Bretagne.

Paradis

(Paradise en anglais, Hamish Hamilton,

1994, Anne-Cécile Padoux (Traducteur)

GALLIMARD, 14/09/2023)

J’ai une passion particulière pour les fictions qui situent leurs trames dans la période précoloniale ou coloniale.  Si comme moi, vous avez lu et aimé Le Pauvre Christ de Bomba, si vous avez été séduit par le charme narratif du jeune héros, Denis, le boy du Père Drumont, qui avec le cuisinier, Zacharie, accompagnait le missionnaire dans ses tournées dans les contrées reculées du Sud-Cameroun pendant la période coloniale, au cours de sa « mission civilisatrice » de proclamation de l’évangile, alors vous vous pâmerez avec l’intact enthousiasme à la lecture du texte de l’auteur tanzanien et prix Nobel de littérature 2021, Abdulrazak Gurnah.

Mon enthousiasme décupla quand je perçus de nombreux points de similitude entre l’Histoire de ce bout de terre situé sur les rives de l’Océan indien et celle de mon Cameroun natal. Historiquement, la Tanzanie naît de la fusion de la République de Tanganyika et l’Archipel de Zanzibar et Pemba en 1964. La réunification des deux Cameroun, anglophone et francophone,  elle a eu  lieu en 1961. Les deux pays ont en commun d’avoir connu le brutalisme de deux colonisations : allemande d’abord puis britannique ou franco-britannique pour ce qui concerne le Cameroun. Et puis il y a la cohabitation sur une seule et même terre de divers types de populations africaines, arabes et indiennes de par les influences venues du Yemen et du Sultanat d’Oman, qui jadis interagissaient par le truchement d’une étrange répartition de rôles que leur imposait le commerce des esclaves : les arabes tout en haut de la pyramide dominent le commerce, les indiens servant d’intermédiaires démarchent les populations africaines qui parfois ou même souvent, trop facilement même, voient en la personne de leur enfant vite vendu l’ultime moyen pour leur sortir de la spirale d’un endettement. Ce beau monde vivra clopin-clopant selon cet ordonnancement qui fait consens avant l’entrée en scène d’un nouvel acteur, le colon blanc, allemand puis britannique, qui va leur imposer par la force des armes son laïus, la lutte contre l’esclavage et la mise du territoire et de ses populations en coupe réglée.

Cette terre-confluence, au carrefour de plusieurs rencontres, sera traversée par un destin,  celui du jeune héros Yusuf. En compensation d’une dette pour le paiement de laquelle ses parents sont sans ressources, le jeune Youssouf sera remis à son « oncle » Aziz. Il effectuera son premier voyage en train, loin de chez-lui, sur le rail construit par les colons allemands. L’émerveillement du voyage avec en toile de fond le plaisir attendu de se mouvoir dans la cossue demeure de l’oncle Aziz, le Seyyid, cèdera vite le pas à une toute autre réalité. Celle d’une force de travail nouvellement acquise plantée dans les menues bras du jeune enfant dont l’évanescente beauté ne laissera personne indifférent. Le Seyyid est un riche commerçant qui parcourt et sillonnent les terres intérieures, chargé de marchandises que des porteurs chichement rémunérés transportent dans des caravanes. Le jeune Yusuf est désormais à son service d’abord en qualité de commis dans son magasin, puis il fera partie de l’équipe des caravaniers  sur les routes à l’intérieur des terres au cours des expéditions commerciales. Le jeune enfant glissera subrepticement dans la peau d’un esclave qui scrute les moindres attitudes de son maître à son égard, et ne pose ses rapports avec les petites mains au service du maître que dans le prisme sous lequel ces derniers se perçoivent par rapport à leur maître. Le jeune héros nous accompagnera dans la découverte du pays au cours des périples où les caravaniers auront tour à tour maille à partir avec les tribus locales qui règnent en maîtres sur leurs terres mais dont la prédominance est désormais bousculée par l’entrée en jeu d’un puissant nouvel acteur, le colon Blanc. Les expéditions ne seront pas fructueuses donnant le la à la ruine commerciale du Seyyid, toute chose qui ne place pas le retour jeune homme sous de bonnes augures. Yusuf en fera l’amère expérience à son retour. L’une des épouses du Seyyid ne cache d’ailleurs pas son amour pour le jeune homme. L’idylle qui en naitra objet d’une colère qui va mettre en rage le Seyyid sera la raison du départ. Pour en réchapper, Youssouf aura le cran de prendre la seule décision qui vaille, la seule qu’il n’ait jusqu’ici prise de lui-même. Il va s’engager auprès des troupes indigènes de l’Armée allemande. Il va se mettre au service des nouveaux maîtres.

À présent, partout où ils allaient, ils constataient que les Européens étaient arrivés avant eux, qu’ils avaient mis en place des soldats et des employés à leur solde : ils assuraient aux populations qu’ils étaient venus pour les sauver de leurs ennemis, lesquels ne cherchaient qu’à les réduire en esclavage. À les entendre, c’était comme si aucun honnête marchand n’était jamais venu dans le pays. Les hôtes de Hamid parlaient des Européens avec stupéfaction, ils étaient impressionnés par leur férocité et leur brutalité. Ces étrangers prenaient les meilleures terres, disaient-ils, sans payer un sou, ils s’arrangeaient pour forcer les gens à travailler pour eux au moyen d’artifices, ils mangeaient n’importe quoi, même de la nourriture avariée. Leur appétit était démesuré, comme celui d’un essaim de sauterelles. Taxes pour ceci, taxes pour cela, et pour les récalcitrants la prison, le fouet, ou même la pendaison. La première chose qu’ils construisaient, c’était un hangar fermant à clé, ensuite c’était une église, puis un marché couvert pour avoir l’œil sur tout le commerce et prélever leur part de bénéfice. Et tout cela avant même de se construire une maison. Avait-on jamais vu chose pareille ?

Ce texte a le mérite de jeter un regard très introspectif sur le quotidien des gens qui peuplaient les terres avant l’arrivée des colons. Le récit est une sorte de réverbère d’un univers tout aussi complexe que ce vers quoi il évoluera dans la colonisation. La froideur de l’analyse posée sur chacun des acteurs tranche avec l’impression paradisiaque que laisserait présager la vie précoloniale. Tout le monde en prend pour son grade : la violence des esclavagistes arabes, l’inhumanité des négociants indiens, l’hypocrisie des populations africaines et bien évidemment la violence de la colonisation aggravée par sa duplicité sur des airs de nouvelle puissance salvatrice, elle adopte une attitude encore plus exécrable que celle des maîtres qui l’ont devancée.

Ce texte a le mérite de jeter un regard très introspectif sur le quotidien des gens qui peuplaient les terres avant l’arrivée des colons. Le récit est une sorte de réverbère d’un univers tout aussi complexe que ce vers quoi il évoluera dans la colonisation. La froideur de l’analyse posée sur chacun des acteurs tranche avec l’impression paradisiaque que laisserait présager la vie précoloniale. Tout le monde en prend pour son grade : la violence des esclavagistes arabes, l’inhumanité des négociants indiens, l’hypocrisie des populations africaines et bien évidemment la violence de la colonisation aggravée par sa duplicité sur des airs de nouvelle puissance salvatrice, elle adopte une attitude encore plus exécrable que celle des maîtres qui l’ont devancée.

Pourquoi as-tu refusé ta liberté quand la Maîtresse te l’a offerte ? » demanda Yusuf, en se penchant vers lui.

(…)

Mzi Hamdani soupira. « Tu ne comprends donc rien ? » demanda-t-il d’un ton brusque, puis il s’interrompit comme s’il ne voulait pas en dire plus. « Elle m’a offert la liberté, reprit-il, comme si c’était un cadeau. Qui lui a dit qu’elle avait le pouvoir de l’offrir ? Je sais de quelle liberté tu parles, mais je l’ai depuis que je suis né. Quand ces gens me disent que je leur appartiens, je t’avoue que, pour moi, c’est comme un nuage qui passe, ou un coucher de soleil à la fin du jour. Le lendemain matin, le soleil se lèvera de nouveau, qu’ils le veuillent ou non. La liberté, c’est pareil. Ils peuvent t’enfermer, t’enchaîner, se moquer de tes modestes aspirations, mais la liberté n’est pas quelque chose qu’ils peuvent t’enlever. Quoi qu’ils aient pu faire de toi, tu ne leur appartiens pas, pas plus que lors de ta naissance.

Au moment de fermer ce livre je suis traversé par des questionnements sur la nature paradisiaque de l’univers qu’Abdulrazak Gurnah nous a décrit. Serait-il paradisiaque parce qu’il regorge d’une attachante diversité de cultures, de peuples et de langues ? Tiendrait-il son qualificatif de paradisiaque en raison du parcours du jeune Yusuf qui est une sorte d’entre deux à mi chemin entre parcours initiatique et ultime expression d’une liberté intimement liée au bastion imprenable que constituerait sa conscience  ? Ou alors le qualificatif paradisiaque tiendrait à l’exact opposé de ce que reflèterait une Afrique orientale au début du siècle précédent, un lieu de brassages de populations et de cultures à un moment où le tournant décisif de l’Histoire mondiale l’entraînait par le truchement de la colonisation dans le grand tourment qui se prépare. Un texte philosophique à souhait d’une pronfondeur bouleversante.

Kah’Tchou Boileau  

Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est l’auteur de Près de la mer (Galaade, 2006), lauréat 2007 du prix RFI Témoin du monde et sélection pour le prix Baudelaire. Abdulrazak Gurnah vit aujourd’hui à Brighton et enseigne la littérature à l’université de Kent.

Prix Nobel de littérature 2021.

 

Source : http://www.galaade.com/auteur/abdulrazak-gurnah

Dans le Ventre du Congo

(Seuil, 07.01.2021)

de Blaise Ndala

 

 

Inviter la grande Histoire dans la petite histoire de la fiction, ou inversement l’audace de l’intrusion de la fiction qui s’ingénie au pari de planter sa tente dans la grande Histoire m’a toujours fasciné et séduit mon imaginaire. Comme dans Les Maquisards de l’auteure Camerounaise Hemley Boum qui nous projette directement dans le mitan de la forêt équatoriale, en plein pays Bassa, un matin de septembre 1958, dans la traque glaçante du héros nationaliste Camerounais Ruben Um Nyobé, le texte de l’auteur congolais et Ottawatien Bruno Ndala est une fresque envoûtante de la longue Histoire du Congo. Une véritable odyssée littéraire qui traverse de part en part la tumultueuse Histoire d’un pays, de ses territoires, jadis chasse-gardée de puissants royaumes qui y exercèrent une domination sans partage, avant l’arrivée du « Blanc ». Le texte se paie même le luxe de convier le lecteur à la « Table ronde » de  Bruxelles. Vous ferez irruption à la table des négociations qui accoucheront de la future république indépendante, La République Démocratique du Congo. Le texte évoque sans complaisance le temps des félons, la liquidation des véritables artisans et héros de l’indépendance, mettant en exergue au passage la prévalence de l’imposture, et son paravent du faux repli identitaire dont l’avatar le plus abouti est la politique de l’authenticité, la  Zaïrisation dont le coup d’assommoir sera la lente agonie de l’autocratie, une sorte d’ « Automne du patriarche »  à la Gabriel Garcia Marquez du Mobutisme qui sera l’amorce d’un pastiche de réveil Kabiliste.

Blaise Ndala, escortera le lecteur sous de langoureux airs de Rumba Congolaise au cours de cette grande traversée historique, recourant à une gouaille à la fois chatoyante et précise, transformant son écriture en ventriloque idéal de l’espérance d’un peuple dont les bruyants borborygmes se déclinent par une parole libérée, qui se meut en toisant le monde qui le prend de haut, au rythme de cette Rumba Congolaise, Patrimoine immatérielle de L’Unesco en déclamant hue et dia dans la suavité de ses accords son irrépressible envie de se retrouver.

À plat ventre nous nous sommes couchés le jour où, à l’homme blanc qui venait d’échouer sur nos côtes, certains de nos monarques cédèrent la terre après avoir foulé aux pieds la sagesse des anciens; laquelle sagesse, depuis la nuit des temps, nous enseigne qu’à l’étranger tu prêteras un vêtement, tu offriras un lit, mais jamais, jamais ta femme tu ne céderas. Car une fois qu’il l’aura essayée, ta femme, eh bien, l’étranger la mettra enceinte, et une fois qu’il l’aura mise enceinte, tu auras beau courir les sorciers les plus réputés, tu n’en croiseras pas un qui puisse conjurer le sort. Rien ni personne ne pourra sortir du ventre de ta femme la semence reçue de l’étranger, c’est cela la vérité, la seule, il n y en a pas d’autre qui tienne. Voilà quand, où et par qui nous avons perdu la manche la plus décisive de la bataille, Kena Kwete III. La terre, mère nourricière de nos arrière-petits-enfants, a été cédé à l’homme blanc qui y’a aussitôt planté la graine de notre servitude. 

Dans Le Ventre du Congo est un authentique condensé polyphonique, dans lequel des voix libèrent la parole, se font écho dans une chronologie bien réglée. Elles creusent leurs sillons en avançant clopin-clopant sous le poids de leurs destins, d’abord dans des parallèles temporelles puis se retrouvent dans des croisements, de séduisantes perpendiculaires romanesques.

 

 

 

 

 

La première voix nous projette en 1958, à Bruxelles, dans le quartier du Heysel où se prépare le plus grand événement planétaire après la Seconde Guerre Mondiale : l’Exposition Universelle. Elle nous mène sur les pas du Baron Martens de Neuberg et de son adjoint,  le sous-Commissaire Robert Dumont chargés de mettre sur pied à côté du majestueux Atomium récemment sorti de terre, une attraction toute particulière : un « village congolais » en plein cœur de la capitale du Royaume. Alors même que le Congo travaille à s’affranchir du joug tutélaire de la Belgique pour célébrer son indépendance, c’est par le truchement d’une attraction, que les puissances impérialistes et colonialistes chercheront à justifier la « mission civilisatrice » de la colonisation. 267 femmes et hommes seront déportés de leur terre natale, et forcés de s’exhiber dans des cases, dans l’aile fort visitée du « village africain », sept y trouveront la mort des suites de froid ou de maladie. Parmi les suppliciés, une femme, d’extraction royale, Tshala Nyota Moelo. Son père, le Roi Kena Kwete III est à la tête d’un royaume dont le territoire s’étend des rives du Kasaï au plateau du Sankuru. Mais que vient donc chercher une princesse dans une cage où des africains sont forcés de simuler avec force singeries une vie de sauvage pour le plaisir des yeux de visiteurs européens ? Les clés du mystère se retrouvent dans le récit qui va suivre, celui du destin de cette femme forte dont l’obstiné refus de se prêter au jeu sonnera le tocsin de la révolte et sèmera le trouble dans l’esprit de l’ex argentier Robert Dumont.

 

C’est un destin particulier qui se joue dans un contexte particulier où  la scolarisation vous rapproche du « Blanc » vous stratifie au pinacle, en vous élevant au très envié grade d’« évolué », au sein de la population africaine. Le parcours tout tracé de la jeune princesse dans son pays d’origine est bousculé par une rencontre, celle d’avec un colon, l’administrateur des colonies,  René Comhaire, alors qu’elle fréquentait encore assidûment le pensionnat des filles où elle est inscrite dans la capitale du district. Et bientôt la secrète idylle est vite ébruitée. Devant le courroux que cela suscitera, aggravé par la violation d’interdits ancestraux, la fuite reste l’unique exutoire pour la jeune princesse. Le refuge le plus évident à ses yeux est le nid douillet de son amoureux dans la capitale de district. Puis, pour éviter les représailles du Roi des Bakuba, lesquelles ne sauraient tarder, il faut prolonger l’exil. Plus loin, à la Capitale, à « Léo », Léopoldville. Elle va atterrir chez Mark de Groof, collectionneur d’art et grand ami de l’administrateur des colonies. A Léopoldville, c’est chez le boy de monsieur De Groof qu’elle logera, Ya’ Akwesa, ou mieux Akwesa Kolosoy, un Lumumbiste convaincu qui n’est rien d’autre que le frère aîné du père de la Rumba Congolaise, Antoine Wendo Kolosoy, « le grand chanteur de Rumba qui tient dans sa main Léopoldville ». La beauté de la jeune princesse ne laissera ni le collectionneur d’art flamand ni le sulfureux chanteur de rumba indifférent, chacun usant de ses arguments et de ses méthodes pour la conquérir : Mark de Groof recourt aux méthodes plus violentes et Wendo trouvera dans les soirées nocturnes l’argument de massue pour la convaincre. Soirées au cours desquelles, elle côtoiera le milieu des évolués et rencontrera à la fois Patrice Lumumba et Joseph Désiré Mobutu, l’artifice idéal pour l’émerveiller. Mais bientôt sa résistance aux avances de Mark de Groof auront raison d’elle et elle sera déportée dans un avion loin du cœur de l’Afrique pour le pied de l’Atomium. Puis, elle disparaîtra dans la fournaise de l’Expo de 1958.

 

45 ans plus tard, Nyota Kwete, petite fille de Kena Kwete  III débarque à l’aéroport de Zaventem un matin d’août 2003. Venue en Belgique pour étudier, elle est obstinée par une envie, celle réaliser le vœu de son grand-père qui le lui a confié au départ de Kinshasa,  retrouver les traces de sa lointaine tante disparue en marge de l’Expo de 1958. Des indices, elle n’en a pas à profusion : elle aurait travaillé pour le compte d’un flamand qui se faisait appeler le «roi des masques », une photo, celle de monsieur René Comhaire, l’administrateur des colonies. Et nous voilà entrainés dans une enquête lente mais passionnante qui nous révèlera le mystère autour du décès, en nous retraçant l’itinéraire de la princesse Tshala Nyota Moelo disparue quarante-cinq ans plus tôt. Le récit de ce second itinéraire porté par une deuxième voix est une excursion littéraire dans le Bruxelles d’aujourd’hui, une redécouverte des lieux qui sont les marqueurs de sa diversité faite de rencontres dans le milieu noir de la capitale du Royaume. On y fera la connaissance de Mamie Solution, l’entremetteuse exubérante, Passy Yakembo, le footballeur professionnel, grand buteur de la Jupiler Pro League, victime 45 ans plus tard après les regards déshumanisants du « village congolais » dans le même quartier du Heysel, cette fois-ci d’insultes racistes proférés dans les gradins du Stade Roi Baudoin ; L’histoire bégaie. L’itinéraire de Nyota s’enrichira d’autres rencontres, l’une d’entre elles, celle de Francis Dumont, le fils du Sous-commissaire de l’exposition de 1958, contribuera de façon significative à l’élucidation du mystère autour de la disparition de sa lointaine tante.  

 

 

 

Le texte de Blaise Ndala, son troisième roman après J’irai danser sur la tombe de Senghor et Sans capote ni Kalachnikov attaque de front les thématiques du racisme, des migrations mais aussi celle non évacuée du passé colonial de la Belgique et dissèque avec un brin d'ironie les relations qu'entretient le Royaume avec le Congo. Chacun en prend pour son grade, tant les colons Belges que les Congolais eux-mêmes, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Le style est simple, le ton est cocasse, drôle et hilarant. Je recommande particulièrement à ceux des lecteurs qui n’ont qu’une connaissance sommaire de l’Histoire du Congo de lire à la fin du livre le récit chronologique des grands moments de l’Histoire de ce pays.

 

Kah’Tchou Boileau

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Blaise Ndala est né en 1972 au Zaïre (République démocratique du Congo). Il a fait des études de droit en Belgique avant de s’installer au Canada en 2007. Il y a publié deux romans remarqués, J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014, prix du livre d’Ottawa), et Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d’encrier, 2017, lauréat du Combat national des livres de Radio-Canada et du prix AAOF)

 

Editions Le Seuil

L’évangile du nouveau monde

(Buchet/Chastel, Paris, 2021) de Maryse Conde

Avant d’entamer ce compte-rendu de lecture, je voudrais de prime abord reconnaître un grave manquement, et par la même occasion faire acte de pénitence, ce qui pour beaucoup de passionnés de lectures afro-descendantes constituerait un sacrilège : je n’avais encore jamais, jusqu’à très récemment, lu un texte de Maryse Condé. Évidemment je suivais, ou j’accueillais très passivement l’actualité fortement médiatisée de cette immense autrice. Et, puis vint le jour où certainement pour combler une lacune due peut-être à une obscure paresse littéraire, ou mieux pour paraître moins ridicule, je me résolus, enfin, de lire Maryse Condé. J’ai commencé par le premier tome de Ségou, Les Murailles de Terre. Tout de suite, j’ai été vite séduit par la force narrative de l’autrice, que déjà, mû par je ne sais quelle avidité, je me jetai corps et âme dans la découverte des autres textes de la romancière guadeloupéenne. L’Evangile du nouveau monde se retrouvait au milieu d’une série de livres empruntés à la bibliothèque communale. J'attaque sa lecture un soir après que je venais juste de recevoir un courriel de ma bibliothèque m’avertissant de l’expiration imminente de mon prêt. On est un vendredi, je ne le lâcherai plus, le temps du week-end, assurément l’une de mes plus belles odyssées littéraires.

On est saisis par une sorte de sentiment étrange, celui d’être l’otage de la force attractive des mots. Ils vous ballottent d'un sens à l'autre, cadencé par le déroulement du récit et ses nombreux rebondissements. Très affaiblie par la maladie qui a affecté ses capacités visuelles, Maryse Condé ne pouvait pas taper elle-même son texte et l’a donc dicté. Ce procédé rédactionnel a certainement un effet auprès du lecteur. Chacune des pages est une éjection saccadée de mots qui vous téléportent du début à la fin.

 

S’ingénier à une sorte de parodies des scènes tirées des Saintes Ecritures est un exercice fastidieux qui déjà en soi constitue une audace littéraire valant à elle seule le détour. L’audace pas très loin de l’outrecuidance, selon les propres aveux de l’autrice, elle l’a eue en s’inspirant de ses devanciers, John Maxwell Coetzee, Josée Saramago et Amélie Nothomb qui déjà s’étaient lancés auparavant dans un tel périlleux exercice.

 

Nous sommes un dimanche de Pâques, à Fond-Zombi, Eulalie Bellandre, propriétaire avec son mari Jean-Pierre d’une pépinière, Le Jardin d’Eden, aura l’heureuse surprise de trouver au fond de leur jardin un nouveau-né,  qui a été abandonné là par sa mère. Les époux Bellandre qui n’ont jamais connu le bonheur de l’enfantement décideront de faire leur cet enfant,  voyant en sa venue dans leur vie un heureux miracle :

 

                                 « Un miracle ! voilà un cadeau que je n’attendais pas, je te nommerai Pascal »

 

Pascal est un métis, un enfant de sangs mêlés. Il n’aura de cesse d’être à la recherche de ses parents biologiques, en réalité il est à la quête de son identité. Il est déjà sujet à une grande curiosité en raison des miracles qu’on prétend qu’il opère. Toute chose qui fera qu’on lui prêtera des dons de guérison et des pouvoirs surnaturels. Il est désigné comme étant le fils de Dieu. Peu lui en chaut, il n’est mû que par une volonté, celle de transformer le monde pour le rendre plus juste et harmonieux. Sur les chemins de la recherche de ses parents, les pérégrinations de Pascal amèneront le lecteur dans différents lieux en Amérique Centrale ou du Sud, au Brésil, au Paraguay, en Afrique, en Outre-mer et en France métropolitaine.

 

Au cours de ces voyages, Pascal fera de rencontres, confrontant ainsi le lecteur à d’autres personnages tous autant particuliers : José, Judas Eleuther Marthe, Maria. Il fera également de nombreuses expériences amoureuses passionnées ou feintes. Ces idylles nous dévoilent de portraits de femmes déterminantes et prépondérantes dans l’univers de Maryse Condé. Grâce au vieux Espiritu, Pascal aura des détails sur son histoire et surtout sur la personnalité de  son père, Corazon Tejana, personnage adulé et hissé au rang d’un Dieu selon Espiritu. S’il ne le retrouvera jamais, il fera par contre la connaissance de sa mère biologique, Maja Moretti. Pascal est un être en proie à de nombreux questions : qui est-il ? comment perçoit-il sa vie ? quelle sa mission sur terre ? Est-il lui-même fils de Dieu ?

Aura-t-il des réponses à ses nombreux questionnements ? Est-il seulement possible d’avoir des réponses à ces questionnements ?

L’autrice fait de subtils parallèles avec les Evangiles relevant au passage quelques contradictions mais avec toujours en toile de fond cette volonté de démontrer l’impossibilité d’une vérité unique et de prévenir le lecteur du danger des vérités toutes faites et imposées comme telles.

Maryse Conde qui a déclaré à la sortie de ce livre qu’il serait le dernier nous livre là un texte d’une telle puissance qu’il ne serait peut-être pas malavisé de parler de texte testament.

 

 

Kah' tchou Boileau

Maryse Condé est née le 11 février 1937 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) où sa scolarité secondaire s’est déroulée avant qu’elle ne vienne à Paris étudier les Lettres Classiques à la Sorbonne. En 1960, elle se marie au comédien Mamadou Condé et part pour la Guinée où elle affronte les problèmes inhérents aux États nouvellement indépendants. Après son divorce, elle continue de séjourner en Afrique (au Ghana et au Sénégal notamment) avec ses quatre enfants. De retour en France en 1973, elle se remarie à Richard Philcox, enseigne dans diverses universités et entame sa carrière de romancière

Black Manoo 

(Le Nouvel Attila, 28/08/2020)

Gauz

 

En Afrique francophone, c’est une vérité de lapalisse, la Côte d’Ivoire est une terre de musiques, comme le seraient à n’en point douter la plupart des pays de cette région d’Afrique. La Côte d’Ivoire a ceci de particulier qu’elle a su s’imposer au fil du temps comme un laboratoire de sonorités qui ont si bien su s’exporter depuis plusieurs décennies.

Des noms comme Pierre Amédée, Ernesto Djédjé pour les plus anciens et Bailly Spinto pour de fringants quinquagénaires et sexagénaires sont évocateurs d’une époque qui vit éclore des chansons d’une pureté rare dans un contexte de relative aisance économique d’un pays attractif pour toute la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. La prépondérance de la musique dans le narratif de ce pays n’ira pas s’amenuisant au fil du temps,  même pendant les périodes troubles de crise économique et d’instabilité politique.

 

A contrario, les ivoiriens ont toujours retrouvé dans la musique une sorte d’exutoire, de défouloir ou une forme de réceptacle de toutes leurs revendications : dans les années 90 le refrain Agnangnan scandé par le groupe de musique urbaine R.A.S., le Zouglou de paroliers comme Didier Bilé,  à la fin de la décennie 90 ou au début des années 2000 avec le pied-de-nez que firent à la bien-pensance musicale les contorsions lascives des rythmes originellement traditionnelles connues dans leur évolution sous le vocable de Mapouka, qui mirent en transe les jeunesses africaines. Puis vint le célèbre mouvement coupé décalé qui faisait le panégyrique du dandy abidjanais et de la petite débrouille fort ostentatoire. La musique a toujours fait écho à l’histoire très mouvementée du pays.

Au milieu des années 80, un chanteur , Gun Morgan, défraie la chronique par son jeu de scène, l’introduction des sons Funky dans ses chansons et la mise en scène de sa famille, sa femme, son fils et sa fille, qui tourneront le clip de sa chanson phare « Kôkôti Kouadio » parés aux effigies des couleurs nationales Orange, Blanc, vert.

Le héros du roman de Gauz, Black Manoo,  de son vrai nom, Emmanuel Pan, puisqu’il s’inspire d’un personnage réel, est un nostalgisant perpétuel, qui d’ailleurs fera commerce de la nostalgie dans la suite du texte. Il décide de partir pour retrouver son idole, Gun Morgan, en France, à Belleville. C’est un peu comme un camerounais qui, rongé par la nostalgie de la flamboyance des titres comme things like this de Gilly Ndoumbe ou Eyaye du groupe Esa, interprété par l’inimitable voix de Stéphane Dayas, déciderait de partir, de faire un saut dans le temps pour revivre le chatoiement sublime des mélodies d’antan.

L’histoire du roman commence un peu après la Coupe du Monde de 1998 en France au moment où Black Manoo débarquera en France enfin, après sept tentatives soldées par de cuisants échecs,  sous une fausse identité, « François-Joseph Clozel, entrepreneur en visite au Salon du BTP, Porte de Versailles » muni d’un visa court séjour qui sera vite réexpédié au pays pour un recyclage. « Comme convenu avec le canonnier, Black Manoo rend le passeport. Le faux document s’en retournera à Abidjan habiller quelqu’un d’autre en rouge, autant de fois que nécessaire pendant ses trois mois de validité. » Il faut dire qu’ici l’économie circulatoire des entrées sur le territoire européen connaît ses heures de gloire.  

A son arrivée à l’aeroport Charles de Gaulles, « l’aéroport du grand blanc de Brazzaville », il embarque dans un taxi conduit par un Haïtien, direction Belleville, le quartier Parisien qui a inspiré de belles intrigues à Céline ou Romain Gary (détail qui par ailleurs a toute son importance). Il déchantera très vite et devra se faire une raison. Pas de trace de son idole.

Bonjour, tu connais Gun Morgan, roi de l’afro-funk, soul man de France … s’il te plaît ?

Il appuie sa demande d’un hochement de tête synchronisé sur un glissement de jambes en fredonnant « Ayééé, kokoti kouadjo, blonin ! », le refrain du premier tube de Gun Morgan. Ce 15 août caniculaire, Black Manoo danse et chante, avec sa valise à roulettes en pied de micro, devant tout ce qui a une paire d’yeux et d’oreilles. Rien sur Gun Morgan. La fatigue et la chaleur finissent par s’inviter au découragement la « bête » se reveille à ce moment-là.

Le contraste est saisissant. Black Manoo avait auparavant séjourné en Russie, espérant y obtenir une bourse, l’expérience russe s’avèrera désastreuse. De retour au pays, c’est dans la drogue qu’il retrouvera une forme de « salut ». A Belleville, il est accueilli par un ancien juncky, redoutable dealers des fumoirs d’Abidjan,  « Lass Kader, dit Lass-six-six, spécialiste du couteau à six vitesses pour le recouvrement de dettes. » reconverti, il a troqué sa toge contre désormais celle d'assistant social, il vient en aide aux personnes dépendantes pour pouvoir décrocher. C’est lui qui l’hébergera au Squat du Danger, rue David d’Angers. Dans le squat Le Danger, Black Manoo y promènera le lecteur avec une envoutante subtilité, lui faisant sentir les odeurs, lui permettant d’entrer en osmose avec une atmosphère chaleureuse amicale, découvrant au passage de personnages fort attachants. On fera la connaissance des « dangereux noirs » :

Babou est installé dans le plus grand appartement du palier noir avec Sana et ses trois enfants. Le jour où il s’est présenté à Black Manoo, il s’est lui-même défini comme un spécialiste de la réconciliation post-partum … Chaque fois qu’ils se sont séparés à cris et à corps, Sana était enceinte … de quelqu’un d’autre. Mais Babou se remettait avec elle dès l’accouchement

Mais il y’ a aussi dans le squat Danger les dangereux blancs, « Dominique est sur le palier blanc dans un appartement aussi grand que celui de Babou. Il vit seul », un gauchiste obsédé par l’écriture d’articles.

Au Danger, Dominique méprise ses voisins du bas qui ne participent jamais aux manifs, « ces immigrés noirs qui vont finir fachos comme les immigrés du sud, les bâtards !

Le temps de sa désintoxication, c’est au foyer SONACOTRA qu’il prendra régulièrement ses repas, le célèbre Mafé, qui lui aussi a une étonnante histoire :

Estampillé plat africain par excellence, le mafé a une histoire française. A la fin de la guerre, un Strasbourgeois s’imagine faire fortune avec la pâte d’arachides. Il se fournit au Sénégal et la baptise Dakatine en contractant Dakar et tartine. Il la rêvait reine des goûters d’enfants sévèrement marqués par la malnutrition des années de guerre et les tickets de rationnement. Un fiasco ! les têtes blondes la dédaignent. Une femme oubliée de l’histoire la prépare en sauce et le mafé est né. Les palais noirs apprécient. Il devient plat national d’au moins trois pays d’Afrique où l’on croit que Dakatine est un mot Wolof.

Il rencontrera l’amour, ou du moins ce qui en fait office auprès de Karoll, mère célibataire de 5 enfants, dont les deux premiers qui lui donneront sa première carte de séjour sont issus d’une relation avec un dealer zaïrois, « l’homme purge sa peine quand elle obtient sa première carte de séjour, renouvelable chaque année. Trois gosses et une deuxième carte plus tard on lui trouve un logement décent dans une cité rue des Couronnes. Il lui faut sept ans et cinq accouchements pour obtenir un titre de dix ans, soit 730 jours par enfant né français. ». Avec le pactole d’une prime d’assurance, Karoll décide d’investir dans un restaurant africain : « En France, les cuisines du continent se résument à ce groupe nominal. Le Cameroun est à 4000 kilomètres du Sénégal sur les cartes géographiques, mais le Ndolè de Douala et le Tchèp de Dakar sont voisins sur les cartes de menus ». Finalement Black Manoo persuadera Karoll de se lancer dans le commerce des produits exotiques, à l’avant elle vend les bananes, les piments et les tilapias, et lui derrière, au fond, il fera « danser les gens sur le zouglou du pays : une guinguette ». C’est la naissance d’ Ivoir exotic devant, avec une porte qui donne au fond sur le « Sans issue »

La parenthèse ivoir exotic est également l’occasion de la découverte d'autres personnages parmi lesquels, Bernard Bressac alias Solo-des-grands-B, « le vieux blanc »,  le dernier des bougnats comme autrefois étaient appelés les Auvergnats qui posaient leurs valises à Paris. Il leur loue Ivoir exotic 321 € par mois, charges comprises. Une réelle complicité naîtra entre les deux. Pendant la grande canicule de 2003, Black Manoo lui montera des bouteilles d’eau, ce qui lui rappellera ses ancêtres, qui faisaient exactement la même tâche dans le tout paris et vivaient en communauté :

Mes grands-parents comprenaient à peine le français. Ils n’étaient même pas fichus de prononcer « charbonnier » correctement. Ils disaient « charbougnat » ! c’est pour ça qu’on nous surnomme les « bougnats » ! On était des immigrés comme vous, mais en pire. On ne venait pas de loin, mais on était plus étrangers que vous, on avait beaucoup moins d’instruction que n’importe lequel d’entre vous.

Avec Solo-des-grands-B, il revisite l’évolution de leur quartier qui a vu arriver les « Tlenteulos », les prostituées chinoises qui ont en commun la posture droite et impassible. Leurs surnoms, elles le doivent au prix de la passe, 30€. L’ambiance qui règne à Ivoir Exotic où « on ne vend ni à manger ni à boire », mais de la nostalgie, est la plus illustrative de l’univers du Squat Le Danger :  on y croise « Mamadou le dormeur » qui tous les matins fait l’ouverture et prend une Heineken en guise de petit-déjeuner, « Désirée la banquetteuse » qui n’a rien à voir avec la banque mais qui est toujours assise sur la banquette, Moussa « le brouteur perpétue une escroquerie héritée des Zaïrois », Achillone la camère, « une camerounaise à carrure de boxeur et voix de stentor » …

Tout le long du récit, Black Manoo plantera le décor de chaque chapitre avec un nouveau personnage dont le profil révèle un des pans qui participe de la diversité de ce lieu. De chapitres, il y’en a, en tout cinquante-deux. Chaque chapitre tenant sur deux pages, et pouvant être lu séparément même si les chapitres se tiennent tous par le fil rouge représenté par le personnage de  Black Manoo.

Le texte nous révèle toute l’importance que Gauz attache à la structure, au rythme et au style. Pas étonnant chez un auteur qui prit la décision de devenir écrivain après avoir lu la même semaine  Le Soleil des Indépendances d’Amadou Kourouma et Voyage au bout de la nuit de Céline.

Les phrases sont courtes, la formule est corrosive, percutante et en même temps fortement dicible. Comme dans ses précédents romans,  Debout-payé et Camarade Papa Gauz fait encore montre d’une créativité linguistique bouleversante. La langue de Gauz est une sorte d’intralingua intercédant entre le registre courant et les codes linguistiques urbains pratiqués dans les rues abidjanaises ou Doualaises. C’est une langue pleine d’ironies qui aborde des sujets autrement plus graves avec sarcasme. C’est une langue colorée dotée d’une puissance olfactive qui nous rappelle le récit dans le bar le crédit a voyagé de Verre cassé. Le texte de Gauz est une ode à l’amitié, à la solidarité et à l’espoir. Toujours avec humour et une fascinante ironie l’auteur aborde avec subtilité la question du racisme et du communautarisme, ramant à contrecourant de l’anti-communautarisme pour faire un plaidoyer du communautarisme qui a toujours été le mode de vie des primo-arrivants à Paris comme les auvergnats qu’on appelait bougnats. Le texte s’inscrit dans un métissage culturel subi mais assumé, nous offrant là la description des combats somme toute naturels des personnes qui se côtoient sans se mélanger. Dans ce texte accueillants et accueillis se croisent.   

Kah' Tchou Boileau

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