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Chocolaté le goût amer de la culture du cacao

(Les éditions Ecosocietes, 2023) du poète, romancier, sculpteur et militant écologiste camerounais Samy Manga

Au Cameroun, le chocolaté, dans nos imaginaires d’enfants, évoquait avant tout la pâte à tartiner : ce fluide brun, parfois clair, parfois foncé, dont la texture et la teinte variaient selon les dosages d’huile. À cette époque, c’était souvent l’épicier du coin, généralement appelé Moussa, Michaud ou laconiquement « Mon Beau », qui appliquait méticuleusement cette pâte à l’intérieur d’un morceau de baguette – un quart ou une moitié, selon les moyens. Ce goût sucré et indéfinissable illuminait nos palais et faisait la joie des cours de récréation.

Pour les enfants issus de familles plus aisées, le chocolat se déclinait sous des formes plus rares et luxueuses : tablettes ou plaquettes élaborées par des chocolatiers locaux ou étrangers, précieusement disposées dans les rayons des grandes surfaces.

Ces souvenirs, empreints de douceur et d’innocence, appartenaient surtout aux enfants des zones urbaines ou périurbaines : qu’ils soient issus des dédales des quartiers populaires ou qu’ils aient grandi dans les villas cossues des beaux quartiers.

Cependant, loin de cet univers sucré et réconfortant, un autre monde existait : celui des enfants des villages pour qui le mot “chocolat” était souvent un mystère. Ces enfants, immergés dans les plantations de cacao, parcouraient quotidiennement les chemins de production de cette matière première sans jamais comprendre son véritable usage ni les raisons pour lesquelles on s’éreintait tant à la cultiver. Leur quotidien était bien loin de la douceur promise par le chocolat : un labeur exténuant, où la sueur se mêlait parfois au sang.

Dans son récit, Samy Manga tisse un pont entre ces deux univers : celui des consommateurs insouciants – en Occident, attablés le matin devant un bol de chocolat chaud, ou dans les métropoles africaines, émerveillés devant des coffrets de pralines – et celui des producteurs anonymes, ces petites mains exploitées sans relâche pour alimenter une économie colossale, générant des milliards de dollars, mais dont ils ne tirent presque aucun bénéfice.

À travers le regard d’Abéna, personnage inspiré de l’auteur lui-même, un jeune garçon ayant passé les quatorze premières années de sa vie dans les champs aux côtés de son grand-père, le récit plonge dans l’intimité d’un village encerclé de plantations, au cœur de la région Centre du Cameroun. On y découvre une réalité souvent oubliée : celle d’une enfance façonnée par les rigueurs du travail, bien loin de la douceur du chocolat que tant d’autres savourent sans conscience de son origine.

 

La découverte de Samy Manga, l’écopoète, auteur d’un récit engagé et personnel

 

Certaines découvertes littéraires sont le fruit d’un heureux hasard. Lors d’une visite à la bibliothèque municipale, alors que vous cherchez trois livres de votre PAL (pile à lire), vous tombez sur un petit ouvrage orange que la bibliothécaire vous tend avec un sourire persuasif. Après un rapide coup d’œil à la couverture et au nom de l’auteur trahissant sa Camerounité, Samy Manga, vous êtes intrigué. Quelques pages suffisent pour comprendre que cette lecture sera bien plus qu’une découverte : une révélation.

Avec une prose empreinte de poésie, l’auteur nous transporte au cœur de la forêt équatoriale : entre la fraîcheur des feuillages matinaux et les sentiers de la cacaoyère camerounaise.

Samy Manga, auteur camerounais installé en Suisse, se définit comme un écopoète. À travers ses écrits, il célèbre la nature, alerte sur les défis écologiques et place la biodiversité au centre de ses préoccupations. Son militantisme s’enracine dans son enfance, marquée par des années passées avec son grand-père dans les plantations de cacao.

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Il m’arrive souvent de repenser à tous ces maigres, paysans, laminés par les carences alimentaires, parce qu’on leur avait imposé la monoculture durable du cacao, au détriment de l’élevage, de la pisciculture et d’une agriculture diversifiée. Comment oublier ces grandes étendues de forêts équatoriales, violées, dévastées, vidées de leurs belles essences d’arbres, de leurs primates, de leurs oiseaux, de leurs fauves, de leurs abeilles et de leurs serpents royaux ? Comment ne pas penser aux centaines de rivière contaminées, aux sols empoisonnés, aux écosystèmes assassinés par les bulldozers du capitalisme, à la biodiversité africaine exterminés au profit d’une seule et unique plante qui n’apporte finalement pas tout le bonheur escompté à ses principaux cultivateurs ? Aujourd’hui, les plus grands pays exportateurs du cacao sont devenus de lamentables territoires où la culture de la précieuse fève, dévaste les sols et les familles, tout en détruisant, les écosystèmes indispensables à la biodiversité.

Les “fèves de la colère” : la face cachée du cacao

 

Dans Chocolaté : Le goût amer de la culture du cacao, le lecteur est captivé par le récit poignant des souvenirs d’enfance d’Abéna. Chaque jour, il accompagne son grand-père dans les plantations de cacao, offrant ainsi une immersion saisissante dans la face sombre de ce plaisir universel : le chocolat, qui séduit nos palais tout en dissimulant des réalités troublantes.

Tout commence dans la forêt luxuriante d’Afane Ibandè, au cœur de la région du Centre au Cameroun. L’auteur camerounais nous plonge dans les rituels agricoles qui marquent l’ouverture de la saison : défrichage des terres, brûlage des herbes, creusement de trous pour accueillir les plants. À travers les souvenirs d’Abéna, le lecteur devient témoin d’un parcours initiatique mêlant maturation personnelle et conscience environnementale, depuis l’enfance jusqu’à l’adolescence, depuis les plantations rurales jusqu’à la ville.

Dans un réalisme brut et saisissant, Abéna décrit les travaux harassants des champs : l’arrosage des pépinières, la manipulation d’herbicides et de fongicides – des substances toxiques utilisées sans précaution –, et les étapes laborieuses de la production de cacao. Ces pratiques intensives, nécessaires à l’exploitation, engendrent des catastrophes écologiques et sanitaires. Les habitants du village subissent des maladies graves : affections cutanées, troubles respiratoires, intoxications alimentaires, et même pertes de la vue. Pourtant, les véritables coupables – les entreprises étrangères commercialisant ces produits chimiques hautement toxiques – restent à l’abri des accusations, protégées par des élites locales complices. Le chef du village, par exemple, détourne l’attention en accusant injustement des vieillards de sorcellerie.

Au-delà des champs, l’auteur explore le quotidien d’un village en pays Beti : un univers tissé entre autres d’injustices sociales, de cérémonies empreintes de mysticisme et de drames humains. Avec une plume mêlant poésie, réalisme et satire, il dépeint une communauté rurale minée par la monoculture du cacao et les désillusions économiques qu’elle engendre.

Les étapes de la culture du cacao – coupe, récolte, concassage, fermentation et séchage – dévoilent un cycle à la fois éprouvant et précaire. Pour les villageois, cette production est une source de rêves, comme acheter une voiture, financer un projet d’élevage ou soudoyer une haute personnalité pour offrir un emploi public à son enfant diplômé. Mais ces espoirs se brisent souvent face à la rapacité des acheteurs imposant des prix dérisoires, une exploitation qui fait ici écho aux pratiques dénoncées déjà en son temps par Mongo Beti (Eza Boto) dans un texte érigé en classique de la littérature africaine d’expression française Ville Cruelle (1954).

Malgré tout, la vente du cacao constitue un moment festif, où l’argent éphémère fait naître une parenthèse d’exaltation. Les nuits s’animent de chants, danses envoûtantes et amours passagères, à l’image de Jean-Pierre Assoumou, qui abandonne tout pour suivre une danseuse de la troupe Be Gwane Bakom Mbè en ville, emporté par un sort mystique, le Tobassi. Il dilapidera tout le produit de la vente de sa récolte dans cette aventure et retournera sans le sou au village.

Le récit prend une nouvelle direction lorsque Abéna quitte son village pour poursuivre ses études secondaires à Yaoundé, la capitale. Orphelin surnommé “l’enfant-écorce”, un Mongo Bibab Bilé, il doit quitter cet univers rural, symbole de son innocence, pour s’adapter à une éducation occidentale. C’est dans les rues de Yaoundé qu’il découvre, pour la première fois, de manière tout à fait fortuite, le goût du chocolat : une expérience sucrée, laiteuse, fondante, aux antipodes de l’amertume de son passé.

La scène de cette découverte a des allures cinématographiques : un après-midi banal, alors qu’Abéna flâne avec ses amis dans le quartier Rue Manguiers, une Mercedes éclabousse le groupe. En guise d’excuse, la conductrice leur offre un billet de 5 000 francs CFA et une boîte de chocolat de la marque Caillet. La surprise d’Abéna en savourant ce chocolat devient le prélude à une profonde réflexion sur les merveilles que cachent les fèves, mais aussi sur les injustices qu’elles dissimulent.

 

Au cœur de la « Cacaomania » : un « or vert » au goût amer

 

L’œuvre de Samy Manga, Chocolaté : Le goût amer de la culture du cacao, transcende le simple récit pour se transformer en une enquête approfondie sur les ravages d’un système qu’il qualifie de « colonialisme vert ». Selon l’auteur, ce terme désigne « un ensemble de prédations politiques et religieuses imposées à l’Afrique pour s’emparer de ses matières premières ». Avec une plume engagée, l’écopoète et militant écologiste camerounais révèle les injustices criantes d’un commerce mondialisé qui enrichit les multinationales au détriment des cultivateurs africains.

Originaire d’Etoutoua, dans la région Centre du Cameroun, Samy Manga brosse un tableau édifiant des inégalités générées par le commerce de « l’or vert ». En 2021, l’industrie mondiale du chocolat a généré près de 100 milliards de dollars de profits, dont seulement 6 % sont revenus aux pays producteurs, et à peine 2 % directement aux cultivateurs. Pendant ce temps, plus de deux millions d’enfants travaillent dans les plantations de cacao au Ghana et en Côte d’Ivoire, les deux premiers producteurs mondiaux.

L’auteur met en lumière le caractère perfide de ce colonialisme vert, qui a imposé aux agriculteurs africains une monoculture tournée exclusivement vers l’exportation, au détriment de cultures vivrières essentielles à leur subsistance.

Mais le livre ne se contente pas de fustiger les donneurs d’ordres occidentaux. Il pointe également du doigt  la complicité des élites locales – chefs traditionnels et décideurs politiques – qui se sont alliées à ces intérêts étrangers pour perpétuer cette exploitation, ainsi que l’inaction des gouvernements qui échouent à garantir des prix justes pour les producteurs locaux.

La monoculture intensive du cacao n’est pas seulement une tragédie économique : elle constitue aussi un désastre environnemental. Elle détruit la biodiversité, appauvrit les sols et expose les cultivateurs à des produits chimiques dangereux, avec des conséquences sanitaires graves.

Chocolaté est bien plus qu’un récit personnel : c’est une analyse critique des réalités humaines, économiques et écologiques masquées derrière l’industrie du chocolat. Samy Manga adresse un appel ni vindicatif ni militant à chaque consommateur, faisant l’effet d’une « petite voix » qui chuchote à notre conscience pour questionner nos responsabilités et nos choix de consommation. Ce “petit livre orange” est une piqûre de rappel, un appel à l’action non violente, une invitation à reconsidérer nos choix en tant que consommateurs et à œuvrer pour une révolution dans les chaînes de valeur mondiale.

L’histoire d’Abéna, qui n’est autre que l’alter ego de l’auteur, nous dresse le portrait d’un garçon rêvant autrefois de devenir guérisseur dans son village. Mais, après son départ pour la ville, ses études le conduiront à se réinventer, jusqu’à rédiger une thèse dédiée à son grand-père disparu, un homme qui lui a transmis sa sagesse et sa vision du monde.

En terminant cette chronique, il est difficile de ne pas espérer que Chocolaté devienne un outil de sensibilisation de grande ampleur. Inscrire ce « petit livre orange » au programme officiel de l’enseignement secondaire au Cameroun serait un acte de reconnaissance pour son potentiel éducatif et transformateur. Que les talents de guérisseur symboliquement prêtés à Abéna puissent, à travers ce texte, toucher les cœurs des décideurs et inspirer une véritable prise de conscience collective !

Kah' Tchou Boileau

Commentaires

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Né en 1980 dans la forêt équatoriale Camerounaise, à l’âge de 4 ans Samy Manga est initié au rituel “Mongo Bibab Bilé ” Enfant Écorce ‘‘. Il révèle son engouement pour la création litteraire dès l’âge de 14 ans en produisant son tout premier recueil de poèmes intitulé, TERRE DE CHEZ MOI alors qu’il est à l’école primaire de son village, c’est le départ d’une riche aventure entre poésie et écologie. Grand passionné d’art, il affectionne par-dessus tout, la nature et principalement les arbres auxquels il identifie son existence, une cause à laquelle il a décidé depuis une vingtaine de consacrer sa démarche artistique.

En tant qu’autodidacte, sa vision d’écrivain, de sculpteur, de militant Écopoète, de musicien, et d’activiste écologiste reste principalement inspirée par la dynamique créative qu’offre la fantastique biodiversité Camerounaise, Africaine, et Mondiale.

Riche de toutes ses voix, de toutes ses sensations, et de toutes ses réflexions qu’il nomme l’Écoculture, Samy Manga ne cesse d’approfondir davantage cet imaginaire de création en toute liberté dans ses œuvres et dans son discours en faveur d’un monde meilleur. Dans une posture avant-gardiste il associe pertinence et originalité pour faire éclore une vision associant de manière objective les arts plastiques, les arts littéraires et les arts de la scène avec pour seule mission, porter un message GREEN FORCE ONE en faveur de la planète

Son dernier ouvrage paru aux Editions  Météores en octobre 2024 a pour titre "La dent de Lumumba Régicide contre la Colonie"

https://samymanga.com/

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