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Paradis

(Paradise en anglais, Hamish Hamilton,

1994, Anne-Cécile Padoux (Traducteur)

GALLIMARD, 14/09/2023)

J’ai une passion particulière pour les fictions qui situent leurs trames dans la période précoloniale ou coloniale.  Si comme moi, vous avez lu et aimé Le Pauvre Christ de Bomba, si vous avez été séduit par le charme narratif du jeune héros, Denis, le boy du Père Drumont, qui avec le cuisinier, Zacharie, accompagnait le missionnaire dans ses tournées dans les contrées reculées du Sud-Cameroun pendant la période coloniale, au cours de sa « mission civilisatrice » de proclamation de l’évangile, alors vous vous pâmerez avec l’intact enthousiasme à la lecture du texte de l’auteur tanzanien et prix Nobel de littérature 2021, Abdulrazak Gurnah.

Mon enthousiasme décupla quand je perçus de nombreux points de similitude entre l’Histoire de ce bout de terre situé sur les rives de l’Océan indien et celle de mon Cameroun natal. Historiquement, la Tanzanie naît de la fusion de la République de Tanganyika et l’Archipel de Zanzibar et Pemba en 1964. La réunification des deux Cameroun, anglophone et francophone,  elle a eu  lieu en 1961. Les deux pays ont en commun d’avoir connu le brutalisme de deux colonisations : allemande d’abord puis britannique ou franco-britannique pour ce qui concerne le Cameroun. Et puis il y a la cohabitation sur une seule et même terre de divers types de populations africaines, arabes et indiennes de par les influences venues du Yemen et du Sultanat d’Oman, qui jadis interagissaient par le truchement d’une étrange répartition de rôles que leur imposait le commerce des esclaves : les arabes tout en haut de la pyramide dominent le commerce, les indiens servant d’intermédiaires démarchent les populations africaines qui parfois ou même souvent, trop facilement même, voient en la personne de leur enfant vite vendu l’ultime moyen pour leur sortir de la spirale d’un endettement. Ce beau monde vivra clopin-clopant selon cet ordonnancement qui fait consens avant l’entrée en scène d’un nouvel acteur, le colon blanc, allemand puis britannique, qui va leur imposer par la force des armes son laïus, la lutte contre l’esclavage et la mise du territoire et de ses populations en coupe réglée.

Cette terre-confluence, au carrefour de plusieurs rencontres, sera traversée par un destin,  celui du jeune héros Yusuf. En compensation d’une dette pour le paiement de laquelle ses parents sont sans ressources, le jeune Youssouf sera remis à son « oncle » Aziz. Il effectuera son premier voyage en train, loin de chez-lui, sur le rail construit par les colons allemands. L’émerveillement du voyage avec en toile de fond le plaisir attendu de se mouvoir dans la cossue demeure de l’oncle Aziz, le Seyyid, cèdera vite le pas à une toute autre réalité. Celle d’une force de travail nouvellement acquise plantée dans les menues bras du jeune enfant dont l’évanescente beauté ne laissera personne indifférent. Le Seyyid est un riche commerçant qui parcourt et sillonnent les terres intérieures, chargé de marchandises que des porteurs chichement rémunérés transportent dans des caravanes. Le jeune Yusuf est désormais à son service d’abord en qualité de commis dans son magasin, puis il fera partie de l’équipe des caravaniers  sur les routes à l’intérieur des terres au cours des expéditions commerciales. Le jeune enfant glissera subrepticement dans la peau d’un esclave qui scrute les moindres attitudes de son maître à son égard, et ne pose ses rapports avec les petites mains au service du maître que dans le prisme sous lequel ces derniers se perçoivent par rapport à leur maître. Le jeune héros nous accompagnera dans la découverte du pays au cours des périples où les caravaniers auront tour à tour maille à partir avec les tribus locales qui règnent en maîtres sur leurs terres mais dont la prédominance est désormais bousculée par l’entrée en jeu d’un puissant nouvel acteur, le colon Blanc. Les expéditions ne seront pas fructueuses donnant le la à la ruine commerciale du Seyyid, toute chose qui ne place pas le retour jeune homme sous de bonnes augures. Yusuf en fera l’amère expérience à son retour. L’une des épouses du Seyyid ne cache d’ailleurs pas son amour pour le jeune homme. L’idylle qui en naitra objet d’une colère qui va mettre en rage le Seyyid sera la raison du départ. Pour en réchapper, Youssouf aura le cran de prendre la seule décision qui vaille, la seule qu’il n’ait jusqu’ici prise de lui-même. Il va s’engager auprès des troupes indigènes de l’Armée allemande. Il va se mettre au service des nouveaux maîtres.

À présent, partout où ils allaient, ils constataient que les Européens étaient arrivés avant eux, qu’ils avaient mis en place des soldats et des employés à leur solde : ils assuraient aux populations qu’ils étaient venus pour les sauver de leurs ennemis, lesquels ne cherchaient qu’à les réduire en esclavage. À les entendre, c’était comme si aucun honnête marchand n’était jamais venu dans le pays. Les hôtes de Hamid parlaient des Européens avec stupéfaction, ils étaient impressionnés par leur férocité et leur brutalité. Ces étrangers prenaient les meilleures terres, disaient-ils, sans payer un sou, ils s’arrangeaient pour forcer les gens à travailler pour eux au moyen d’artifices, ils mangeaient n’importe quoi, même de la nourriture avariée. Leur appétit était démesuré, comme celui d’un essaim de sauterelles. Taxes pour ceci, taxes pour cela, et pour les récalcitrants la prison, le fouet, ou même la pendaison. La première chose qu’ils construisaient, c’était un hangar fermant à clé, ensuite c’était une église, puis un marché couvert pour avoir l’œil sur tout le commerce et prélever leur part de bénéfice. Et tout cela avant même de se construire une maison. Avait-on jamais vu chose pareille ?

Ce texte a le mérite de jeter un regard très introspectif sur le quotidien des gens qui peuplaient les terres avant l’arrivée des colons. Le récit est une sorte de réverbère d’un univers tout aussi complexe que ce vers quoi il évoluera dans la colonisation. La froideur de l’analyse posée sur chacun des acteurs tranche avec l’impression paradisiaque que laisserait présager la vie précoloniale. Tout le monde en prend pour son grade : la violence des esclavagistes arabes, l’inhumanité des négociants indiens, l’hypocrisie des populations africaines et bien évidemment la violence de la colonisation aggravée par sa duplicité sur des airs de nouvelle puissance salvatrice, elle adopte une attitude encore plus exécrable que celle des maîtres qui l’ont devancée.

Ce texte a le mérite de jeter un regard très introspectif sur le quotidien des gens qui peuplaient les terres avant l’arrivée des colons. Le récit est une sorte de réverbère d’un univers tout aussi complexe que ce vers quoi il évoluera dans la colonisation. La froideur de l’analyse posée sur chacun des acteurs tranche avec l’impression paradisiaque que laisserait présager la vie précoloniale. Tout le monde en prend pour son grade : la violence des esclavagistes arabes, l’inhumanité des négociants indiens, l’hypocrisie des populations africaines et bien évidemment la violence de la colonisation aggravée par sa duplicité sur des airs de nouvelle puissance salvatrice, elle adopte une attitude encore plus exécrable que celle des maîtres qui l’ont devancée.

Pourquoi as-tu refusé ta liberté quand la Maîtresse te l’a offerte ? » demanda Yusuf, en se penchant vers lui.

(…)

Mzi Hamdani soupira. « Tu ne comprends donc rien ? » demanda-t-il d’un ton brusque, puis il s’interrompit comme s’il ne voulait pas en dire plus. « Elle m’a offert la liberté, reprit-il, comme si c’était un cadeau. Qui lui a dit qu’elle avait le pouvoir de l’offrir ? Je sais de quelle liberté tu parles, mais je l’ai depuis que je suis né. Quand ces gens me disent que je leur appartiens, je t’avoue que, pour moi, c’est comme un nuage qui passe, ou un coucher de soleil à la fin du jour. Le lendemain matin, le soleil se lèvera de nouveau, qu’ils le veuillent ou non. La liberté, c’est pareil. Ils peuvent t’enfermer, t’enchaîner, se moquer de tes modestes aspirations, mais la liberté n’est pas quelque chose qu’ils peuvent t’enlever. Quoi qu’ils aient pu faire de toi, tu ne leur appartiens pas, pas plus que lors de ta naissance.

Au moment de fermer ce livre je suis traversé par des questionnements sur la nature paradisiaque de l’univers qu’Abdulrazak Gurnah nous a décrit. Serait-il paradisiaque parce qu’il regorge d’une attachante diversité de cultures, de peuples et de langues ? Tiendrait-il son qualificatif de paradisiaque en raison du parcours du jeune Yusuf qui est une sorte d’entre deux à mi chemin entre parcours initiatique et ultime expression d’une liberté intimement liée au bastion imprenable que constituerait sa conscience  ? Ou alors le qualificatif paradisiaque tiendrait à l’exact opposé de ce que reflèterait une Afrique orientale au début du siècle précédent, un lieu de brassages de populations et de cultures à un moment où le tournant décisif de l’Histoire mondiale l’entraînait par le truchement de la colonisation dans le grand tourment qui se prépare. Un texte philosophique à souhait d’une pronfondeur bouleversante.

Kah’Tchou Boileau  

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Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est l’auteur de Près de la mer (Galaade, 2006), lauréat 2007 du prix RFI Témoin du monde et sélection pour le prix Baudelaire. Abdulrazak Gurnah vit aujourd’hui à Brighton et enseigne la littérature à l’université de Kent.

Prix Nobel de littérature 2021.

 

Source : http://www.galaade.com/auteur/abdulrazak-gurnah

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