La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Temps Sauvages
(Titre original: Tiempos Recios, 2019/Editions Gallimard 2021, pour la traduction française)
de Mario Vargas Llosa
Et si par ces temps d’ensauvagement généralisé nous mettions le temps présent, la violence ambiante, en regard avec le temps d’avant. Et si, peut-être pour saisir les clefs de compréhension d’aujourd’hui, nous nous essayions, comme à son temps le fit une truculente sous-ministre des tropiques, à une sorte de raisonnement par analogie à « Un-il-y-avait-quoi-avant », le temps d’un roman. C’est l’odyssée romanesque à laquelle je vous convie et dans laquelle nous embarque, l’auteur Péruvien, prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, dans son dernier roman Temps Sauvages
La déclassification des archives aux Etats-Unis a permis à l’auteur, le maître du roman politique et parfait connaisseur de l’histoire de l’Amérique latine de mettre à la lumière une injustice e ce faisant de procéder à une forme de réparation réhabilitation en invitant avec une subtilité dont seul lui a la secret la fiction dans la réalité.
La Réalité …
Nous sommes au Guatemala en 1950, le colonel jacobo Arbenz vient de sortir vainqueur de l’élection présidentielle. Il a été plébiscité par 65% des électeurs guatémaltèques sur un crédo, celui de renforcer la réforme agraire pour permettre à de nombreuses familles pauvres d’accéder à la propriété. Tout ceci est vu d’un très mauvais œil par le géant de l’industrie de la banane, très active dans toute l’Amérique latine, la United Fruit. Il faut agiter le chiffon rouge du communisme en pleine période de la Guerre Froide pour faire sortir la puissance colonisatrice, les États-Unis de leurs gonds. Une opération pour le renverser est rapidement concoctée et elle poussera Arbenz, le démocrate, à l’exil, trois ans à peine après sa prise de pouvoir, en 1954. Il est remplacé par un autre militaire, le colonel Carlos Castillo Armaz, un pantin sans âme ni vision politique, une sorte de marionnette des Etats-Unis. Mais, la lune de miel avec le grand frère américain, sera ici aussi de courte durée …
Le president Jacobo Árbenz Guzmán (1951-1954 )|
Les Tonton macoutes sautaient maintenant, comme dansant sur les cadavres des trois bonnes, ou ce qu’il en restait. Abbes Garcia vit tout ce sang sur leurs mains, leur visage, leurs vêtements, leurs bâtons, et tout cela ressemblait, davantage qu’à une tuerie, à une fête barbare, un rituel primitif. Jamais, même dans ses pires cauchemars, il n’aurait imaginé qu’il mourrait ainsi, massacré par une horde démente d’individus qui, alors qu’ils avaient des revolvers, préféraient se servir de leurs bâtons et de leurs couteaux comme aux temps lointains des cavernes et des forêts préhistoriques.
La mécanique du roman, la fiction …
Vargas va s’inspirer d’un fait réel pour planter son imaginaire et il construit ainsi son récit à partir de la réalité très romanesque pour le coup, dissimulée derrière cette version officielle trop bien policée d’un changement de pouvoir à mettre au crédit d’un petit groupe de guérilléros. En réalité, le président Jacobo Arbenz, dont l’épouse salvadorienne a étudié aux États-Unis est un fervent admirateur de la démocratie américaine et abhorre les régimes totalitaires symbolisés à ses yeux par l’URSS, et il ne comprend pas que les américains veuillent se débarrasser de lui. Pour manipuler l’opinion publique il a fallu pour la United Fruits recourir à l’intelligence d’un publiciste, précurseur avant l’heure des Fake News, pour coller au nouveau président un narratif le dépeignant comme un communiste décidé à ouvrir les portes de son pays à l‘Union soviétique. Le sale boulot est exécuté par la presse américaine dite progressiste de centre gauche mise à contribution pour la manipulation de l’opinion. Après la chute de Jacobo Arbenz, le colonel Carlos Castillo Armaz s’empare du pouvoir avec l’aide des américains et de la multinationale bananière United Fruits qui retrouvera très vite tous ses privilèges. Mais, déjà, le nouvel homme fort du Guatemala prend goût au pouvoir et semble ignorer la main qui l’a nourri. Il faudra vite s’en débarrasser.
Le roman nous promènera dans les arcanes du pouvoir, entrainant le lecteur dans les alcôves des palais où se mêlent à la fois intrigues, machinations d’antichambres et complots pour asseoir et conforter les pouvoirs dans des républiques faussement stables. Le texte révèle la suavité des grâces mais aussi le goût amer de la disgrâce. On y découvre d’atypiques personnages guidés par une extraordinaire et quasi-mystique appétence pour le pouvoir. Parmi eux l’ambassadeur des États-Unis, Peurifoy aveuglé par son obstination à faire appliquer à la lettre les injonctions administratives de Washington. Il y’a aussi Johnny Abes Garcia, fin manipulateur au centre de moultes intrigues. Ce sicaire en chef du dictateur dominicain, Rafael Leonidas Trujillo prend le pouls de l’état de l’opinion dans les bordels qu’il visite assidûment. Il y a également Marta Borrero Parrera, Martita, Miss Guatemala, victime d’un mariage forcé à l’âge de 15 ans duquel elle aura un enfant, elle deviendra par la suite l’influente maîtresse du président Carlos Castillo Armaz, et sera la femme la plus détestée de tout le pays. L’opacité autour de ce personnage prend toute sa mesure dans la relation ambiguë qu’elle entretiendra avec l’agent local de la CIA, son rôle présumé dans l’assassinat du président est évoqué dans la mesure où elle disparaîtra curieusement et quittera le pays pour la République dominicaine le soir de son assassinat.
L’histoire de ce roman c’est aussi celle d’une sorte de fatalisme intrinsèquement lié à des trajectoires d’excentriques assoiffés de pouvoirs. L’impossibilité d’échapper à son destin ni à celui du jugement de l’Histoire est illustré ici par une forme de fatum, de malheur qui entoure la fin des personnages dans le roman. Le texte a une structure enchâssée comme si l’auteur se jouait du lecteur et de l’Histoire dans la chronologie des événements. Un roman historique avec en toile de fond un suspense aguichant, permanent qui vous tiendra en haleine jusqu’à la dernière ligne.
La résonnance africaine de l’ensauvagement …
Temps sauvages c’est l’exposition de la figure hideuse des dictatures d’Amérique centrale et latine dans les années 50, c’est la glaçante peinture de leurs excentricités, du Dominicain Rafael Leonidas Trujillo ou de l’haïtien, François Duvalier, Papa Doc. Pour le lecteur africain et camerounais que je suis, la résonnance de la contemporanéité de l’ensauvagement est saisissante. Il y a quelques années, au Cameroun, dans une petite ville dans la région du Moungo quadrillée aussi par une multinationale française de la banane, un édile local eut l’outrecuidance d’exiger de la multinationale le paiement d’impôts locaux et l’amélioration des conditions des travailleurs des plantations. Il sera déchu de ses fonctions et passera plusieurs années de prison. Nous aussi, nous avons notre « Martita » local, une redoutable femme de pouvoir derrière son visage bien pomponnée et ses excentriques perruques qui fait et défait à sa guise. Et des Johnny Abes Garcia, nous n’en avons pas qu’un seul au décompte final. Et tout ce monde, évidemment, comme dans l’univers de Mario Vargas Llosa n’échappera pas à son destin et se résoudra, un jour, à faire face au jugement de l’histoire…
Kah’Tchou Boileau
Mario Vargas Llosa (de son nom complet Jorge Mario Pedro Vargas Llosa) est un écrivain péruvien naturalisé espagnol né le 28 mars 1936 à Arequipa (Région d'Arequipa, Pérou) et auteur de romans, de poésie et d'essais politiques. Il est lauréat du Prix Nobel de littérature 2010 « pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec ».
Crédit photo: Photo: © Peru Excepcion