« Loin de mon père »
(Editions Actes Sud, 2 octobre 2010)
188 pages
De l’auteure franco-ivoirienne Véronique Tadjo
Ce jour-là, je me rendais à la bibliothèque dans l'espoir d'emprunter le dernier ouvrage de l’auteure ivoirienne, « Je remercie la nuit », publié en août 2024 aux Editions Mémoire d’Encrier. Dans ce roman, Véronique Tadjo se plonge dans l’intimité d’une amitié profonde entre deux Ivoiriennes, Yasmina et Flora, et explore leur relation dans le tourment de la guerre civile et des tensions exacerbées suite à la crise post-électorale de 2010 en Côte d’Ivoire. Après avoir cherché en vain le livre, la bibliothécaire, remarquant ma déception, me suggéra, fort heureusement un autre roman de la même auteure : « Loin de mon père », paru en 2010 chez Actes Sud. Elle m'expliqua avec force persuasions que l'histoire du roman se déroule également pendant la crise politique qui avait littéralement divisé le pays. Puis, elle insista sur la richesse humaine du texte, qui capture magnifiquement les relations émouvantes entre un père et sa fille, et met en lumière l'interaction entre deux cultures, en particulier dans la manière de rendre hommage à un défunt. Adjugé, vendu !
Je dois l’avouer : après avoir terminé cette lecture, je suis sorti totalement envoûté par la puissance narrative de l’auteure ivoirienne et plus déterminé que jamais à trouver « Je remercie la nuit » pour prolonger le plaisir. Je ne manquerai pas d'en faire un compte-rendu, mais en attendant, permettez-moi de vous emmener avec moi à la découverte de « Loin de mon père ».
Une exploration du lien père-fille
Certains livres ont ce pouvoir révélateur : ils deviennent des catalyseurs de questions sur nous-mêmes, sur nos liens avec nos enfants et inversement, éclairant les aspects cachés et méconnus des relations, aux apparences simples, entre parents et enfants. En même temps, ils font l’effet de perturbateurs, nous obligeant à sortir de notre zone de confort et à confronter la question de savoir jusqu’où nous pensons vraiment connaître nos parents. Nina vit paisiblement en France avec son compagnon. Un jour, elle reçoit un appel, celui tant redouté en provenance du pays quand on vit à l’étranger. C’est un appel du pays de son père, la Côte d'Ivoire : son père vient de décéder, et sa présence est requise pour organiser les funérailles en famille. Métisse, née d'une mère française et d'un père ivoirien, elle retourne ainsi dans son pays d'origine, où elle fera la redécouverte des lieux de son enfance, c’est à la fois le quartier populaire où elle a grandi et le quartier résidentiel où sa famille a déménagé, à la suite de l'ascension sociale de son père. Ce retour constitue également une immersion dans sa culture d’origine et un parcours de ré-enracinement qui sourdait en elle. L’organisation des obsèques de son père sera l’occasion de se confronter aux traditions complexes liées aux funérailles d'un dignitaire africain.
Dès son arrivée, Nina se retrouve au centre de toutes les attentions, aussi bien de la part de sa tante paternelle, Tante Affoué, que de l'ensemble de la famille, qui cherche à la protéger des lourdes tâches qu’incombe l’organisation des obsèques. Ce répit lui permet de mieux connaître son père, de se replonger dans ses souvenirs et de découvrir ses derniers lieux de vie, notamment sa chambre et son bureau. Là, elle dépoussiéra de bien loquaces paperasses, des lettres révélant l’histoire de la rencontre de ses parents en France, à l'époque où son père était encore étudiant. Elle y trouve aussi des documents mettant en lumière les créances laissées par le défunt.À travers ces écrits, Nina prend conscience des frustrations de son père : brillant intellectuel et diplômé de l’université, mais englué dans l’irrationalisme des consultations des marabouts d’Abidjan avec en ligne de mire l’espoir de se faire accepter dans les bonnes grâces du président et d’intégrer le gouvernement. Elle découvre également une facette inattendue de son père et non des moindres : c’était un homme aux multiples liaisons extraconjugales, père de nombreux enfants qu'elle ignorait.
Un regard critique sur les rituels funéraires et l’héritage culturel
Le récit scrute aussi le passé de Nina, notamment son enfance dans un quartier où, en tant que métisse, elle était perçue comme « la Mouaffé », la blanche. Parallèlement, il nous plonge dans les coulisses de l’organisation des funérailles, un processus d'une précision minutieuse, partant du choix du corbillard jusqu’à la détermination de la date de l’enterrement, qui, dans le cas de son père, a dû être reportée à cause de la « Fête de l’igname », une célébration sacrée durant laquelle il est interdit d’enterrer un mort.L’organisation des funérailles c’est aussi en amont l’entretien coûteux des nombreuses personnes qui se sont installées chez la famille depuis l’annonce du décès. Un folklore qui déplaît à la sœur de Nina, Gabrielle, restée en France où elle s’est réfugiée depuis de longues années. Pour Gabrielle, le deuil est personnel, et elle considère que ces rituels ne profitent qu’aux vivants, n’étant qu'un folklore sans véritable signification. Elle refuse de se déplacer et de participer à ces cérémonies. Pour Nina, cependant, ces rituels représentent un lien précieux avec la terre natale et un héritage familial.
Ce roman, loin de se présenter comme une lamentation ou une critique des aspects culturels, retranscrit les émotions de ses personnages, qu’elles soient dominées ou non. Il s'agit d'un texte sur l'amour, avec des relents d’autofiction, faisant référence à une figure réelle en Côte d'Ivoire : le docteur Kouadio Yao, un notable ivoirien et l’un des premiers cadres de la jeune république. Après ses études en France, il est retourné au pays avec sa jeune épouse blanche, dont le souvenir est également évoqué dans ce récit. Le livre aborde aussi de manière critique le faste des funérailles en Afrique, ainsi que la dichotomie des intellectuels africains post-indépendance, qui adoptaient une posture occidentale tout en menant une vie polygamique.Avec une écriture fluide et poétique, Véronique Tadjo offre une œuvre d’une grande sensibilité. « Loin de mon père » n’est ni une critique acerbe des traditions, ni une simple lamentation sur le passé : c’est un roman sur l’amour, l’identité, le deuil et la complexité des liens familiaux. C’est aussi une ode au métissage, où s’entrelacent deux cultures, deux visions du monde, et surtout deux façons d’aimer et de dire adieu.
Kah' Tchou Boileau

Bienvenue sur ma page dédiée à mes lectures ! Ici, vous trouverez une sélection de livres que j'ai dévorés au fil du temps. Chaque ouvrage a laissé une empreinte unique, et j'ai hâte de partager mes impressions et découvertes avec vous. Plongeons ensemble dans l'univers littéraire !"

Véronique Tadjo, née à Paris d’un père ivoirien et d’une mère française, a grandi en Côte d’Ivoire. Poète, romancière, universitaire, peintre et autrice jeunesse, elle illustre elle-même ses ouvrages.
Après des études à Abidjan et une spécialisation en études anglo-américaines à la Sorbonne, elle a consacré sa thèse au processus d’acculturation des Noirs à travers l’esclavage. Elle a ensuite enseigné l’anglais en Côte d’Ivoire avant de devenir assistante à l’université.
Auteure de nombreux romans et recueils de poèmes, elle explore des thèmes tels que l’histoire familiale (Loin de mon père), l’histoire nationale (Reine Pokou) et des tragédies contemporaines comme le génocide des Tutsi au Rwanda (L’ombre d’Imana).
Depuis une dizaine d’années, elle s’investit dans la littérature jeunesse et anime des ateliers d’écriture à travers plusieurs pays. Après quatorze ans à la tête du Département de Français de l’université du Witwatersrand à Johannesburg, elle partage aujourd’hui son temps entre Londres et Abidjan.
Source: https://veroniquetadjo.com/