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« Abobo Marley »

216 pages, (Editions Jean-Claude Lattès, 16 septembre 2020). Réédition en livre de poche, le 23 octobre 2024, de l’auteur ivoirien Yaya Diomandé

 

L’auteur ivoirien Yaya Diomandé nous livre, avec  « Abobo Marley », un roman puissant sur la résilience et les illusions portées par le rêve d’une vie meilleure.

 

Le fardeau des rêves et l’héritage des références

Certains rêves nous marquent au point de devenir des références absolues, des repères de réussite qui façonnent notre existence. En lisant l’histoire de Mozess, j’ai revu le souvenir d’un ami d’enfance à Douala, dans les années 80. Il était fasciné par une voiture en particulier : la Renault 25. Pour lui, ce modèle symbolisait le succès. Lorsqu’il arriva en Europe à la fin des années 90, malgré l’abondance de voitures prestigieuses, il choisit obstinément une Renault 25, bien que le constructeur Renault ait cessé sa production. Peu lui importait : cette image de réussite était ancrée en lui. C’était l’image de son père, dévalant les routes cahoteuses de notre  quartier en périphérie de Douala, qui restait pour lui l’ultime référence.

Les aventures de Mozess, surnommé « Mozess de Bengué », le cireur d’Abobo, ou plus précisément de son versant le plus dangereux, Abobo Marley, s’inscrivent elles aussi dans un rêve : celui de ce jeune garçon résolu à financer le pèlerinage à la Mecque de sa mère. Pour y parvenir, une seule solution lui semble possible : partir, émigrer, et se rendre à « Bengué », en Europe.

 

Un parcours forgé dans l’adversité, un combat pour l’émancipation

Dans sa quête pour réaliser ce rêve, Mozess entraînera le lecteur dans une série de péripéties, à travers plusieurs épisodes mouvementés de l’histoire récente de la Côte d'Ivoire, ce pays d’Afrique de l’Ouest, autrefois vu comme un havre de paix. Le récit nous plongera dans l'univers complexe de la commune d'Abobo, la plus densément peuplée et la plus démunie de la métropole d'Abidjan. Le lecteur découvre le quotidien difficile d'une famille Abobolaise pauvre, où les querelles alimentées par la cupidité au sein d'un foyer polygamique exacerbent les tensions. L'histoire du roman traversera celle de  la Côte d'Ivoire. Le récit nous emmène à travers les événements politiques majeurs du pays : le coup d’État contre le président Bédié, les milices et leurs ambitions de renversement du pouvoir de Laurent Gbagbo, jusqu’à la crise post-électorale de 2011 et l’installation d’un nouveau régime.

« Mozess de Bengué » est un jeune homme en décrochage scolaire, étouffant dans la commune d’Abobo, un lieu où la précarité dicte la vie de chacun, qu’on ait un diplôme ou non. Ici, pas de réseau influent pour décrocher un emploi : seule la débrouillardise permet de survivre. Mais la détermination de Mozess est inébranlable. Il résiste et est prêt à enchaîner les petits boulots, à économiser pour réaliser son rêve : cireur de chaussures, apprenti mécanicien, aide communément appelée « balanceur » dans un gbaka (sorte de minicar de transport en commun), chauffeur de taxi, soldat dans la rébellion, chef de bande. Abandonné, puis renié par son père, il puise sa force dans les larmes de sa mère, humiliée par son mari qui prend une nouvelle coépouse, mais aussi dans l’espoir d’offrir à ses frères et sœurs un avenir meilleur. Mais chaque ascension est suivie d’une chute : il se fait arnaquer, finit en prison… et n’en sort que grâce aux coups d’État, qui ouvrent systématiquement les geôles aux détenus. Sa route vers l’Europe l’entraîne alors dans les méandres de l’immigration clandestine : il traverse le désert au Niger, puis la Libye, où il découvre la brutalité des camps de migrants et le traitement inhumain infligé à ceux qui, comme lui, rêvent d’un ailleurs.

Ce passage résonne en écho avec le texte coécrit par le Camerounais Ulrich Cabrel et le Français Étienne Longueville, « Boza ! Le périple d’un adolescent migrant à la conquête de sa liberté » (Philippe Rey, 06.02.2020). Tout comme le protagoniste du roman de l’auteur ivoirien, le jeune héros de « Boza » se lance dans une quête ardue, alimentée par un rêve de liberté et de meilleures perspectives. Les deux récits partagent des trajectoires migratoires marquées par des épreuves multiples, un mélange de souffrances et de résilience, où les obstacles semblent se multiplier à chaque étape du voyage. Les adolescents des deux histoires sont confrontés à des réalités sociales, économiques et politiques oppressantes, qui les poussent à quitter leur terre natale en quête de meilleures conditions de vie. Dans les deux textes, la migration n'est pas simplement un acte de départ mais un voyage initiatique où chaque échec, chaque déveine, chaque rencontre forge un peu plus la détermination des personnages.

 

 

Des mots nus, bruts de décoffrage pour un texte puissant

Certes, le roman souffre parfois de lourdeurs stylistiques et d’un manque d’unité fictionnelle, conséquence d’une ambition narrative qui mêle trois grandes thématiques — une enfance difficile à Abidjan, la guerre civile en Côte d'Ivoire, et la question de la migration — ainsi que des erreurs d'écriture attribuées à la première œuvre de l'auteur, mais la force du récit réside dans sa gouaille et son rythme effréné. Ce texte dégage une forme de catharsis avec une écriture vivante et enrichie par le Nouchi, cette langue née dans les milieux abidjanais au début des années 70. L’ensemble avance à toute vitesse, chaque événement succédant rapidement au précédent, illustrant la résilience de Mozess. Malgré les pertes successives de ses économies, les embûches et les séjours en prison, il persiste, surmontant les obstacles qui pourraient le faire abandonner. Il emprunte diverses routes,  maritimes, aériennes, terrestres, et à chaque tournant, il fait face à de nouvelles déconvenues. Les passages relatant son enrôlement dans la rébellion ivoirienne sont particulièrement saisissants. L’auteur y critique avec la lucidité d’un jeune homme un conflit absurde, où des passions exacerbées s’affrontent, sur fond de rivalités ethniques et religieuses. On y découvre la duplicité des chefs de guerre, les fameux COMZON (commandants de zones), qui, profitant de leur pouvoir, multiplient les trafics et établissent des postes de contrôle douaniers dans le Nord qu’ils contrôlent, tout en finançant leur guerre. À distance, ils dirigent aussi les milices qui sèment la terreur dans les villes. Ce texte porte une voix forte, un regard brut sur la réalité quotidienne du migrant tant dans sa phase préparatoire que dans la migration proprement dite. Loin des représentations victimaires ou héroïques, il humanise la migration, en dévoilant le migrant dans toute sa complexité : ses rêves, ses illusions, ses contradictions. Ce roman est un témoignage poignant, une plongée au cœur de l’Afrique contemporaine, où chaque espoir est une lutte et chaque lutte, un pas vers l’incertitude.

 

 

Kah' Tchou Boileau
 

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Yaya Diomandé, né en 1990, vit à Abidjan.
Après deux brevets de technicien supérieur en Transport Logistique et en Finance Comptabilité et une maîtrise en Droit Privé, il a travaillé comme traducteur-interprète avant de créer un journal en ligne Investissements+.
Abobo Marley, son premier roman, a remporté le prix Voix d’Afriques.

Source: www.editions-jclattes.fr

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