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Ville Cruelle

(Présence Africaine, 1954), Eza Boto

 

Si l’envie vous prend de relire une œuvre lue et apprise dans le cadre de votre parcours de jeune lycéen ou lycéenne et que justement pour cette raison, selon cette prétention facilement admise que l’on maîtriserait tous les contours d’une œuvre parce que nous l’aurions apprise au cours de longues studieuses voire ennuyeuses heures, c’est selon, de lecture suivie, vous auriez la main lourde pour prendre le bouquin de votre étagère ou de le dépoussiérer de vos cartons bien rangés de jeune collégien. Alors résistez, et lancez-vous ! Vous serez stupéfié par la contemporanéité de l’œuvre caractérisée par résonnance aigüe avec notre temps. C’est le sentiment qui m’a habité à la lecture d’un Classiques de la littérature africaine de langue française, Ville Cruelle d’Eza Boto (« Les gens d’autrui », et qui adoptera le pseudonyme de Mongo Beti « le fils des Beti » par la suite).

 

Retrouvé perclus dans le mitan de la matrice thématique de Mongo Béti, la dénonciation de la colonisation et de toutes les formes d’exploitation, l’imaginaire du lecteur, transbahuté dans le dru mitan de la période coloniale est balloté à travers le temps, et s’ingénie involontairement à faire des parallèles avec son temps. La ville, lieu de prédilection de l’exploitation, théâtre de la soumission, que symbolise Fort-Nègre, faisait peur, en son temps, se posait en horizon difficilement franchissable, en citadelle difficilement prenable. Et, aujourd’hui Fort-Nègre, c’est Douala, Yaoundé, Abidjan ou Lagos, prise d’assaut par une foule de gueux, sorte de cocotte-minute à la limite de l’explosion, autocuiseur, exsudant de chaudes vapeurs d’une société gangrenée par des maux d’antan, réapparus sous des jours et des terminologies nouveaux.

Les exploitants d’hier, le Blanc, dans sa forme assumée, le colon, ou dans son variant feint, le Grec auraient-ils disparu du décor ? Et les Vieux, les anciens, qui jadis, refusaient de céder un centimètre carré de leur pouvoir, ne feraient-ils par leur réapparition aujourd’hui sous d’autres oripeaux ? L’inadéquation de la formation, l’incapacité de l’Ecole jadis décriée, de répondre à la demande d’une société en quête obsessionnelle des clés de compréhension d’une stratégie efficace de développement et de domestication de son environnement a-t-elle fait son aggiornamento, pour, enfin être aux commandes de son destin et assumer son rôle ?

Et si nous étions tous d’humbles personnes, d’honnêtes gens, sûrs de leur bonnes étoiles, partis de je ne sais où, qui décidèrent un jour de s’attaquer à la cruelle citadelle, et d’épreuves en épreuves se heurteraient à la cupidité des puissants. Banda, notre héros, en son temps, en fit l’amère épreuve mais tergiversa. Bref rappel de son histoire.

Le jeune Banda ne voudrait point décevoir sa mère, qui jusqu’ici l’a élevé seule depuis le décès de son père, malade, qui aimerait, rendue au crépuscule de sa vie voir enfin son fils prendre un parti méritant en épousailles. Prendre une épouse n’est hélas pas une sinécure. Il faut avoir de l’argent pour payer la dot. Pour ce faire, le jeune Banda n’a d’autre solution que de se rendre en ville, de quitter Bamila pour Tanga.  La vente de son cacao, ne se passera pas exactement comme semblaient si bien l’y prêter ses assurances. Le Cacao est « mis au feu » car jugé de mauvaise qualité, mais surtout parce que le jeune Banda dans sa grande naïveté est peu ou pas du tout imprégné des pratiques de passe-passe imposé par usages commerciales avec les commerçants grecs. Le voici pris dans les tourments d’une ville violente où s’exercent toutes les formes d’avarice et de vénalité sans limite. Mais la ville c’est aussi le lieu répartition et de classification d’une démographie entre le « Tanga étranger » et le « Tanga indigène », où les colons français occupent le sommet de la pyramide suivis des commerçants grecs, et tout en bas nous avons les africains qui subissent toutes formes de déshumanisation de la part des deux premiers groupes. Les bruyantes protestations de Banda littéralement dépossédé de son bien le conduiront au commissariat où il fera l’amère expérience de la découverte des acoquinements entre les autorités et les tenants des leviers économiques. Le brassage des populations au sein de la ville donnera l’opportunité à Banda, maintenant démuni, sans le moindre sou, de faire de nouvelles rencontres. Il va faire la connaissance d’Odilia dont le frère Koumé est en cavale après qu’une fronde dont il fut le meneur provoqua la mort de son patron Blanc.

La fuite rapidement organisée tourne au drame quand, au cours de la traversée d’un fleuve l’intrépide Koumé passera de vie à trépas. Voilà donc Banda en protecteur de la sœur éplorée qu’il décide de ramener avec lui à Bamila pour la laisser avec sa mère, le temps de reprendre le corps de Koumé pour lui donner une sépulture digne. Mais, le pauvre Banda qui jusqu’ici avait l’intime persuasion d’être persécuté par une forme de déveine surnaturelle trouvera dans l’une des poches de Koumé une forte somme providentielle qui viendra rebattre toutes les cartes. Il s’empresse de repartir avec le pactole laissant le corps là sur les berges du fleuve. La « chance » va encore lui sourire une seconde fois lorsqu’il touchera la forte récompense promise après la découverte d’une valise perdue accidentellement par un Grec de passage. Mais, sa mère va bientôt le quitter, non sans lui faire tenir la promesse de prendre la jeune Odilia en épousailles, laquelle entre temps avait déjà achevé de convaincre par ses qualités d’épouse idéale. Banda veut partir, il veut s’affranchir des traditions acrimonieuses et inadaptées défendues par son oncle. Il trouvera d’abord refuge dans le village de sa compagne dans lequel les populations entretiennent un rapport plus souple et moins pesant avec les traditions. N’empêche. Banda veut partir, il voit ni plus ni moins dans la ville, la grande ville, Fort-Nègre, l’idéal terreau pour son épanouissement…

Classiques de la littérature africaine d’expression française, l’auteur s’est éloigné de la posture angélique du « pittoresque de pacotille », selon ses propres mots de « L’enfant noir » de Camara pour nous rendre compte avec flegme la réalité coloniale. Et pas que, le texte met en lumière l’oppression de la colonisation et de ses démembrements locaux un peu moins visibles symbolisés par les commerçants grecs qui détiennent le pouvoir économique. Ces derniers n’hésitent pas à opposer les indigènes entre eux pour mieux les contrôler.

C’est vrai qu’ils n’étaient pas du pays. Ils venaient du Nord. Pas un seul instant, il ne lui sembla, qu’ils le narguaient. Pourquoi les recrutait-on toujours dans le Nord ? Peut-être parce qu’ils étaient plus grands et plus forts là-bas ? Peut-être aussi parce que stupides comme ils étaient, ils montraient plus de docilité ? … S’ils étaient plus dociles, ce n’était peut-être pas à cause de la stupidité ? … C’est peut-être uniquement parce qu’ici ce n’était pas leur pays. Si on prenait des gars d’ici pour être gardes régionaux là-bas, peut-être bien qu’ils seraient pareils ; peut-être bien qu’ils aussi insensibles. Ça serait curieux de savoir qui assurait l’ordre dans le Nord, dans le pays de ces deux gars qui le conduisaient devant un commissaire de police, Monsieur le Commissaire de police, un Blanc !

Mais l’œuvre est aussi un pamphlet de l’immobilisme des traditions ancestrales sur lesquels s’appuient les anciens pour justifier toute forme d’oppression sur les cadets sociaux. Leur vénalité est mise en exergue au travers de l’usage très mercantiliste qu’ils font de la dot. Le refus obstiné des anciens de faire évoluer les traditions place les jeunes sous les feux nourries par deux types d’oppression. L’illustration la plus aboutie de cette forme de collaboration non écrite est la figure du Chef de Village qui doivent leur maintien à une forme de servilité grotesque à l’endroit du colon Blanc.  La vénalité n’est pas l’apanage exclusive des autorités, l’Eglise aussi y recourt subtilement.

L’actualité du texte est saisissante. Et nous de nous poser la question quant à savoir, si nous les lecteurs d’aujourd’hui, contrairement à Banda, n’avions pas hésité. Si nous, nous avons depuis lors pris d’assaut la ville et affronté sa cruauté. La ville, théâtre de la violence de l’oppression dans sa forme double tient toujours. Mais aujourd’hui l’oppression est exercée par les remplaçants de façade des colonisateurs, les gouvernements corrompus qui s’allient à des mastodontes financières propriétés des colonisateurs Blancs qui pressurent toujours les populations locales. Le texte est aussi une ode à l’amour, à l’espoir et un regard introspectif dans les trésors cachés de nos valeurs culturelles qui peuvent et doivent évoluer et éprouver leur aptitude à s’adapter à leur temps. Une écriture juste qui nous donne l’occasion de prendre la mesure de toute la maitrise de la langue française d’un auteur qui fera au fil des textes qui suivront de l’impertinence et de l’insoumission ses marques de fabrique.

Kah' tchou Boileau

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Alexandre Biyidi-Awala (c'est son nom d'état civil) est né le 30 juin 1932 à Akométam, non loin de M'Balmayo, petite ville du pays beti, au centre du Cameroun. Son expérience directe de la vie coloniale nourrit ses premiers textes, publiés sous le pseudonyme d'Eza Boto (c'est-à-dire « les gens d'autrui ») : une nouvelle, Sans haine et sans amour (1953) et un court roman, Ville cruelle (1953). Ce projet se poursuit en 1956, avec Le Pauvre Christ de Bomba, signé du pseudonyme définitif, Mongo Beti – ce qui signifie « le fils des Beti ». Mission terminée (1957) Le Roi miraculé (1958), Après une décennie de silence, Mongo Beti publie en 1972 un pamphlet, Main basse sur le Cameroun, très solidement documenté et présenté comme l'« autopsie d'une décolonisation ». Il s'attire les foudres du ministre français de l'Intérieur qui interdit l'ouvrage. L'écrivain fait alors passer la documentation rassemblée dans une trilogie romanesque foisonnante et baroque (Remember Ruben, 1974 ; Perpétue et l'habitude du malheur, 1974 ; La Ruine presque cocasse d'un polichinelle, 1979). L'œuvre s'est continuée avec des romans picaresques (Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur, 1983 ; La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama, 1984 ; L'Histoire du fou, 1994), des essais dans la veine pamphlétaire (Lettre ouverte aux Camerounais, 1986 ; Dictionnaire de la négritude, 1989 ; La France contre l'Afrique, retour au Cameroun, 1993), puis des « polars » aussi tumultueux que l'Afrique d'aujourd'hui (Trop de soleil tue l'amour, 1999 ; Branle-bas en noir et blanc, 2000Rentré au Cameroun après 32 ans d’exil, Beti ouvre une librairie à Yaoundé tout en continuant d’écrire et de publier. Il meurt à Douala en 2001, d’une maladie relativement bénigne mais mal soignée faute d’équipements.La veuve de Mongo Beti, Odile Tobner, une Française agrégée de Lettres classiques, a poursuivi avec courage et talent le combat de son mari (qu’elle avait suivi à Yaoundé) contre le racisme et le colonialisme.

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