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Paradis

(Paradise en anglais, Hamish Hamilton,

1994, Anne-Cécile Padoux (Traducteur)

GALLIMARD, 14/09/2023)

Le jury du Prix Nobel, a pour la première fois, porté cette année son choix sur une femme née en Asie, l’auteure de poèmes, nouvelles et romans, Han Kang qui devient ainsi à 53 ans la première Sud-coréenne, mais également la première femme née en Asie à être distinguée de la prestigieuse récompense. Cette actualité à rappeler à mon souvenir le dernier auteur africain Prix Nobel de littérature.

Des airs paradisiaques sur les côtes de l’Océan Indien …

J’ai un faible pour les fictions qui situent leurs trames dans le drame de la colonisation.  Si comme moi, vous avez lu et aimé Le Pauvre Christ de Bomba. Si comme moi, vous avez été séduit par le charme narratif du jeune héros, Denis, le boy du Père Drumont, avec le truculent commis de cuisine, Zacharie, les deux africains qui accompagnaient le missionnaire Blanc dans ses tournées dans les contrées reculées du sud du Cameroun pendant la période coloniale, au cours de sa « mission civilisatrice » de proclamation de l’évangile.  Alors vous vous pâmerez avec l’intact enthousiasme à la lecture de Paradis, le roman de l’auteur tanzanien et prix Nobel de littérature 2021, Abdulrazak Gurnah.

Votre enthousiasme va décuplant avec les nombreux points de similitude entre l’Histoire de ce bout de terre situé sur les rives de l’océan Indien et celle du Cameroun. Historiquement, la Tanzanie naît de la fusion de la République de Tanganyika avec l’Archipel de Zanzibar et Pemba en 1964. La réunification des deux Cameroun, anglophone et francophone, elle, a eu lieu en 1961. Les deux pays ont en commun d’avoir connu de deux colonisations qui se sont succédé : allemande d’abord, puis britannique ou franco-britannique pour ce qui concerne le Cameroun. Et puis, il y a ici la cohabitation sur une seule et même terre de divers types de populations africaines, arabo-perses et Hindous, conséquente aux influences venues entre autres du Yemen et du Sultanat d’Oman, qui jadis, longtemps avant l’arrivée des colonisateurs allemands interagissaient ici par le truchement d’une étrange répartition de rôles que leur imposait le commerce des esclaves : les Arabes tout en haut de la pyramide dominent le commerce, les Hindous jouent le rôle d’intermédiaires et démarchent auprès des populations africaines. Ces communautés partagent leurs vies sur un territoire qu’une géographie luxuriante faite de monts et lacs a achevé d’en faire un paradis terrestre. L’ordonnancement des interactions sociales qu y a cours est le fruit d’une longue histoire particulière dans laquelle se retrouvent entremêlés des gens venus de divers horizons. Ce climat aux airs féériques qui cachent une réalité antagonique est le prélude à l’entrée en scène d’un nouvel acteur, le nouveau maitre, le colon blanc, allemand puis britannique, qui imposera par la force des armes son laïus, avec pour seuls crédos la lutte contre l’esclavage et la mise d’un territoire et de ses populations en coupe réglée.

À présent, partout où ils allaient, ils constataient que les Européens étaient arrivés avant eux, qu’ils avaient mis en place des soldats et des employés à leur solde : ils assuraient aux populations qu’ils étaient venus pour les sauver de leurs ennemis, lesquels ne cherchaient qu’à les réduire en esclavage. À les entendre, c’était comme si aucun honnête marchand n’était jamais venu dans le pays. Les hôtes de Hamid parlaient des Européens avec stupéfaction, ils étaient impressionnés par leur férocité et leur brutalité. Ces étrangers prenaient les meilleures terres, disaient-ils, sans payer un sou, ils s’arrangeaient pour forcer les gens à travailler pour eux au moyen d’artifices, ils mangeaient n’importe quoi, même de la nourriture avariée. Leur appétit était démesuré, comme celui d’un essaim de sauterelles. Taxes pour ceci, taxes pour cela, et pour les récalcitrants la prison, le fouet, ou même la pendaison. La première chose qu’ils construisaient, c’était un hangar fermant à clé, ensuite c’était une église, puis un marché couvert pour avoir l’œil sur tout le commerce et prélever leur part de bénéfice. Et tout cela avant même de se construire une maison. Avait-on jamais vu chose pareille ?

Le récit de Yusuf, l’ironie du paradis…

Nous sommes au début du siècle dernier, quelque part dans les années Vingt, là sur cette terre-confluence, au carrefour de plusieurs rencontres, et nous suivons le destin d’un enfant. Celui d’une vie sortie enlevée précocement de la tendresse protectrice de parents aimants pour tracer un dramatique sillon sur les terres de Tanzanie, les parcourant de parcourant du bleu azur des eaux de l’océan Indien jusqu’au tréfonds des forêts et des montagnes de l’arrière-pays. C’est le récit du jeune héros de cette fiction, il s’appelle Yusuf et il n’a que 12 ans.

Placés dos au mur et aspirés par l’inextricable spirale de l’endettement, mais certainement aussi, obéissant à une pratique ayant cours dans leur aire culturelle les parents du petit Yusuf vont le vendre à son « oncle » Aziz pour rembourser leurs crédits. Il effectuera son premier voyage en train, loin de chez-lui, sur le rail construit par les colons allemands, happé par l’émerveillement du sperctacle d’une végétation fascinante qu’il voit défiler de sa fenêtre. Le jeune enfant n’est évidemment pas mis aux parfums des subtilités de la négociation. A ses yeux le bienveillant oncle Aziz est un marchand prospère, de temps en temps l’admirable hôte de ses parents et adulé par le jeune garçon. Nous voilà donc embarqués dans le récit de la trajectoire de Yusuf. La délectation du voyage avec en toile de fond le plaisir attendu de se mouvoir dans la cossue demeure de l’oncle Aziz, le Seyyid, d’admirer son jardin. Un enchantement qui cèdera vite le pas à une tout autre réalité, le drame de l’esclavage. Une réalité dans laquelle une force de travail nouvellement acquise plantée dans les menus bras du jeune enfant dont l’évanescente beauté ne laissera personne indifférent sera mise au service de l’oncle véreux. Le Seyyid est un riche commerçant qui parcourt et sillonne les terres intérieures, chargé de marchandises que des porteurs chichement rémunérés transportent dans de longues caravanes. Le jeune Yusuf est désormais à son service, d’abord en qualité de commis dans son magasin, puis il fera partie de l’équipe des caravaniers lancés sur les routes à l’intérieur des terres pour des expéditions commerciales. Le jeune enfant glissera subrepticement dans la peau d’un esclave qui scrute les moindres attitudes de son maître à son égard, et ne pose ses rapports avec les autres petites mains au service du maître que dans le prisme sous lequel ces derniers se perçoivent tous par rapport au maître. L’itinéraire du jeune héros nous mènera à la découverte des groupes tribaux de l’arrière pays qui entretiennent des relations hautement conflictuelles. Le jeune héros nous accompagnera dans la découverte du pays au cours des périples où les caravaniers auront tour à tour maille à partir avec les tribus locales qui règnent en maîtres sur leurs terres mais dont la prédominance est désormais bousculée par l’entrée en jeu du nouvel acteur qu’est le colon. Les expéditions vont s’avérer infructueuses donnant le la à la ruine commerciale du Seyyid, toute chose qui ne place pas le retour du jeune homme ni des autres employés sous de bonnes augures. Yusuf en fera l’amère expérience à son retour. L’une des épouses du Seyyid ne cache pas son attirance pour le jeune homme. L’idylle qui en naitra va mettre en rage le Seyyid et sera aussi la raison du départ de Yusuf. Pour en réchapper, Yusuf aura le cran de prendre la seule décision qui vaille, la seule qu’il n’ait jusqu’ici eu le cran de prendre par lui-même. Il va s’engager auprès des troupes indigènes de l’Armée allemande. Il va se mettre au service des nouveaux maîtres.

Pourquoi as-tu refusé ta liberté quand la Maîtresse te l’a offerte ? » demanda Yusuf, en se penchant vers lui.

(…)

Mzi Hamdani soupira. « Tu ne comprends donc rien ? » demanda-t-il d’un ton brusque, puis il s’interrompit comme s’il ne voulait pas en dire plus. « Elle m’a offert la liberté, reprit-il, comme si c’était un cadeau. Qui lui a dit qu’elle avait le pouvoir de l’offrir ? Je sais de quelle liberté tu parles, mais je l’ai depuis que je suis né. Quand ces gens me disent que je leur appartiens, je t’avoue que, pour moi, c’est comme un nuage qui passe, ou un coucher de soleil à la fin du jour. Le lendemain matin, le soleil se lèvera de nouveau, qu’ils le veuillent ou non. La liberté, c’est pareil. Ils peuvent t’enfermer, t’enchaîner, se moquer de tes modestes aspirations, mais la liberté n’est pas quelque chose qu’ils peuvent t’enlever. Quoi qu’ils aient pu faire de toi, tu ne leur appartiens pas, pas plus que lors de ta naissance.

Ce texte jette un regard très introspectif sur le quotidien des gens qui peuplaient les terres avant l’arrivée des colons. Le récit est une sorte de réverbère d’un univers tout aussi complexe que ce vers quoi il évoluera dans la colonisation. La froideur de l’analyse posée sur chacun des acteurs tranche avec l’impression paradisiaque que laisserait présager la vie précoloniale. Tout le monde en prend pour son grade : la violence des esclavagistes arabes, l’inhumanité des négociants indiens, l’hypocrisie des populations africaines et bien évidemment la violence de la colonisation aggravée par sa duplicité sur des airs de nouvelle puissance salvatrice, elle adopte une attitude encore plus exécrable que celle des maîtres qui l’ont devancée.

Abdulrazak Gurnah procède par une technique séduisante qui se révèle au fil du texte. Il nous annonce un paradis dont les tenants devront être discernés par le lecteur. Une terre accueillante avec un paysage éblouissant sur laquelle vivent depuis des siècles des peuples qui parlent des langues différentes. Le colon qui viendra y mettre son grain de sel n’aura pour seul objectif que d’exacerber les rapports conflictuels pour mieux asseoir son autorité. Il est intéressant de voir combien l’auteur attache une place prépondérante à la notion de liberté, trouvant en elle par-delà toutes les apparences d’asservissement, le seul levier entre les mains des peuples pour leur émancipation.

Une écriture limpide, un récit à la fois attachant et bouleversant, un style narratif audacieux qui aborde le thème de la colonisation sous des angles peu habituels. L’auteur tanzanienne va sans concession déconstruire l’idée bien répandue d’une Afrique précoloniale paradisiaque qu’on tend à opposer à toute l’inhumanité de la colonisation. Le roman nous replonge dans le mitan des réalités quotidiennes de l’Afrique précoloniale. Le texte nous parle de liberté mais surtout de résilience.

Kah’Tchou Boileau  

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Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est l’auteur de Près de la mer (Galaade, 2006), lauréat 2007 du prix RFI Témoin du monde et sélection pour le prix Baudelaire. Abdulrazak Gurnah vit aujourd’hui à Brighton et enseigne la littérature à l’université de Kent.

Prix Nobel de littérature 2021.

 

Source : http://www.galaade.com/auteur/abdulrazak-gurnah

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