La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Les Vertueux
(Editions Mialet-Barrault, 24.08.2022)
de Yasmina Khadra
Au début du XXe siècle, l’Algérie, proclamée « territoire français » le 12 novembre 1848, se trouve à la croisée des chemins de son destin. Le territoire est marqué par un corps social traversé de part en part par de profondes fractures. La francisation imposée à marche forcée se heurte à des résistances tenaces, incarnées par des Algériens de confession musulmane. Ces derniers, soumis au Code de l'indigénat, vivent sous un régime spécial et se voient refuser la nationalité française, à la différence des descendants d’Européens installés sur le territoire. Dès 1912, l’astreinte au service militaire pour les musulmans complexifie encore leur sort, contribuant à envoyer quelque 173 000 soldats algériens au front pendant la Grande Guerre (1914-1918).
Du douar aux tranchées de Verdun
L’histoire du roman débute à l’aube de la Grande Guerre. Yacine Chéraga, jeune homme modeste vivant dans un douar reculé, qu’il serait même incapable de situer sur une carte, voit son destin bouleversé lorsqu’il est choisi par le puissant caïd local pour remplacer son fils, Gaïd Brahim, jugé inapte au service militaire en raison de problèmes de santé, une insuffisance cardiaque. Contre la promesse de terres fertiles et d’un mariage avec une vierge de grande beauté à son retour, Yacine accepte de partir au combat, d’aller gonfler le contingent constitué sur le territoire pour aller combattre les Boches, et ce malgré son inexpérience et son attachement à sa famille.
Catapulté dans les tranchées de Verdun, du haut de sa vingtaine d’années, le jeune Yacine découvre les horreurs et l’absurdité de la guerre. Accompagné de ses camarades du 7e Régiment des Tirailleurs Algériens (les « Turcos »), il endure quatre années de combats sanglants, de maladies, de blessures et de pertes tragiques. Un moment marquant survient lorsqu’il tue un jeune soldat allemand aux yeux bleus, qui l’air hagard, le regard dans le vide, cherchait à se rendre, mais viendra échouer au bout de sa baïonnette, illustrant la brutalité absurde de ce conflit. Ce passage fait écho à un autre texte qui dépeint la bestialité de la guerre, Frères d’armes de David Diop.
Le retour en Algérie, une promesse trahie
À son retour en Algérie, Yacine ne reçoit ni les terres ni l’épouse promises. Un retour qui n’a rien d’héroïque, tout au plus un banal grade de caporal qui lui a été décerné. Pire, le caïd, qui a chassé sa famille durant son absence, cherche désormais à le faire taire pour éviter que l’imposture ne soit révélée. Contraint à une vie de fugitif, Yacine entame un périple marqué par des épreuves violentes et des rencontres marquantes, de la cité oranaise au désert du sud algérien, dans la région désertique de Sidi Bel Abbes, à Kenadsa. Porté par sa quête désespérée de retrouver ses parents, il s’appuie sur sa droiture et son honnêteté pour affronter son destin, ou mektoub, avec résilience.
Vertu et déterminisme, hommage aux femmes et à l’humanité, un récit anticolonialiste et humaniste
Le roman explore les vertus cardinales de loyauté, de probité et de résilience face à l’adversité. Yasmina Khadra met en lumière dans ce texte les antagonismes humains : richesse et misère, amour et haine, liberté et privation de liberté. Ces dualités nourrissent la réflexion philosophique sur le rôle du destin et le poids des principes moraux dans la vie d’un individu.
L’auteur excelle également dans la peinture de personnages secondaires riches et contrastés : un père infirme et courageux, une mère illettrée mais poétique, un caïd brutal, ou encore des femmes à la fois incarnées par des personnages parfois très violents mais aussi sensuels et fidèles. Ces figures incarnent une humanité complexe et souvent brisée.
Un aspect poignant du roman réside dans l’hommage discret mais puissant rendu aux femmes. À travers des figures féminines variées, Yasmina Khadra témoigne de son respect profond pour leur rôle dans la société. L’auteur, qui écrit lui-même sous le nom de sa femme, va lui attribuer un magnifique hommage : « Je lui ai donné un nom pour la vie, elle m’a donné son nom pour la postérité. »
Un jour que je réfléchissais à mille choses à la fois, j’ai vu un scarabée bousier, tête en bas, en équilibre sur ses pattes de devant, pousser avec ses pattes arrière une boule de crottin quatre fois plus volumineuse que son corps. Il s’appliquait, glissait sur les côtés, culbutait, se remettait en position et, en acrobate opiniâtre, continuait de faire rouler son fardeau sisyphien sans s’accorder un instant de répit. Pourquoi tant d’acharnement, et que comptait-il tirer de cette déjection ? Je m’étais rendu compte que le scarabée ne faisait qu’accomplir la tâche que la nature lui avait assignée. Il vivait sa vie et s’accommodait parfaitement de son épreuve de titan sans perdre son temps à chercher quel sacrilège il aurait commis. Pourquoi ne pas me contenter de vivre la mienne sans trop me poser de questions ?
La loyauté comme vertu résonne particulièrement dans le personnage d’Er Rouge, ancien Turco devenu maquisard, qui lutte contre la colonisation française. Ce thème, combiné à une analyse des fractures sociales et politiques de l’époque, place Les Vertueux dans une perspective anticolonialiste sans jamais sombrer dans un discours manichéen ni militant.
Avec ses 544 pages, Les Vertueux s’impose comme une fresque puissante, à la fois historique et philosophique. Yasmina Khadra offre une réflexion sur l’impossibilité d’échapper à son destin et l’importance de rester fidèle à ses valeurs. L’œuvre interroge également la place de la France dans l’histoire tumultueuse de l’Algérie, tout en défendant l’idée universelle de vertu comme refuge et salut face à l’adversité.
Ce roman, que l’auteur algérien considère comme l’un de ses plus grands textes après Ce que le jour doit à la nuit et L’Attentat, confirme encore une fois son talent et son impressionnant doigté littéraire à même de mêler humanisme, analyse sociale et puissance narrative.
Kah' Tchou Boileau
Derrière le pseudonyme de Yasmina Khadra se trouve Mohammed Moulessehoul qui est devenu, en quelques livres, l'un des écrivains les plus importants de sa génération. L'anonymat aura longtemps été pour lui le seul moyen d'écrire et de survivre. Traduit en trente langues, témoin engagé de son temps, il a notamment publié L'attentat et Les sirènes de Bagdad.