La Lecture de L'heure
Le blog littéraire d'Eric
Lemona
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Traduction : Kangni Alem
Titre original : Lemona’s Tale, 1996
Editions DAPPER, 2002, Nigeria
221 pages
Le roman nigérian m’a toujours captivé. Cette passion est sans doute renforcée par la croissance économique spectaculaire du Nigéria. Dynamisme, résilience et richesse naturelle ont propulsé ce pays au rang de géant africain, classé aujourd’hui parmi les économies les plus compétitives du continent. Mon amour pour la lecture s’illumine sans doute grâce à cette réussite économique, qui, je dois le dire, influence positivement mon intérêt pour les œuvres littéraires issues de cette nation. Mais réduire cette fascination au seul prisme économique serait réducteur.
Le Nigéria s’est forgé, au fil de son histoire mouvementée, une littérature d’une richesse exceptionnelle. Cette dernière s’est imposée avec éclat dans le paysage littéraire africain, portée par des récits marqués par les soubresauts politiques et sociaux du pays.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, de vous faire découvrir le charme et la puissance de ce texte, Lemona de Ken Saro-Wiwa, il m’apparaît essentiel de revenir brièvement sur quelques jalons qui ont façonné la renommée du roman nigérian.
Morceaux choisis de la littérature nigériane
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Au commencement, un chef-d’œuvre incontournable : Le Monde s’effondre de Chinua Achebe (1958), l’incontournable pour tout lecteur d’œuvres littéraires africaines, cette œuvre fondatrice décrit, avec une finesse inégalée, l’impact dévastateur de la colonisation sur la société Igbo, à travers le destin tragique d’Okonkwo. Achebe a ouvert la voie à une littérature qui au fil des parutions s’est fixée pour objectif d’interroger les bouleversements majeurs du Nigéria.
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L’indépendance et l’urbanisation ont donné naissance à des récits exaltant ces évolutions ou, à l’inverse, prônant un retour nostalgique aux valeurs rurales. On le perçoit dans des textes comme Jagua Nana de l’excellent conteur Cyprian Ekwensi (1961) et Efuru de Florence Nwapa (1966) qui illustrent à merveille ces deux dynamiques littéraires.
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Puis vint la Guerre du Biafra (1967-1970), un traumatisme national qui a profondément marqué les écrivains nigérians. Sozaboy de Ken Saro-Wiwa en restitue l’horreur à travers un « anglais pourri », une audace stylistique qui souligne la déchirure collective et laisse transparaître une volonté de libération de la parole qui, aussi s’affirme par le rejet des codes linguistiques conventionnels. Cette génération engagée n’a eu de cesse de dénoncer la corruption, les abus des différents régimes militaires qui se sont succédé au cours des décennies et les crises identitaires qui encore aujourd’hui sur fond socio-religieux constituent un marqueur important du Nigéria. Chimamanda Ngozi Adichie, Sefi Atta, Chinelo Okparanta ou Chris Abani, suivant les chemins pavoisés par des géants comme Wole Soyinka, poursuivent aujourd’hui cette interrogation permanente sur l’identité nigériane et son rapport complexe avec le pouvoir et l’environnement.
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C’est ce même rapport entre l’individu et son environnement qui nous conduit à Ken Saro-Wiwa. Auteur et militant écologiste, il a payé de sa vie son combat pour les droits du peuple Ogoni. Lemona nous plonge dans cette réalité où beauté, destin et tragédie s’entremêlent avec brio.
Vous avez un visage parfait, des seins debout, pointus, prêts à jaillir du soutien-gorge, une taille fine, les hanches larges, le bassin parfaitement formé, de longues jambes et de petits pieds. Bref, vous êtes une femme élégante. Dieu n’aurait pu mieux faire, même en vous créant à sa propre image. Votre démarche est celle d’une gazelle, d’une antilope, gracieuse et captivante. Si je devais vous trouver un défaut, j’indiquerais probablement la courbe légère entre vos jambes, mais cela n’a pas d’importance. Seule une observation de très près permettrait aux gens de s’en rendre compte. Et dans votre cas, ce dont j’ai peur, c’est de votre forme, de son extraordinaire beauté. Vous n’avez pas une éducation scolaire adéquate, même si cela se voit que vous êtes une grande bosseuse et auriez pu finir aisément vos études si vous en aviez eu l’occasion. Avec un tel handicap, il m’arrive de me demander ce que l’avenir vous réserve. (PP 69-70)
Lemona : une tragédie en clair-obscur, le récit d’un enchevêtrement de vies
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Le premier contact avec Lemona s’opère à travers sa couverture : une femme sublime, se couvrant les yeux de ses mains. Ce geste, à la fois de protection et de refus, annonce un récit où courage et fatalité se mêlent. Comment ne pas y voir une résonance avec le destin même de l’auteur nigérian Ken Saro-Wiwa, pendu le 10 novembre 1995 avec huit compagnons du Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni (MOSOP) alors que le pays vivait paradoxalement le dernier episode de sa longue série de régimes totalitaires, sous la férule du dernier des généraux putschistes, Sani Abacha.
Lemona, une prisonnière condamnée à mort, vit recluse dans le silence des murs de la prison de Port-Harcourt dans le Sud-Est du Nigeria. Sa beauté, source de fascination, alimente les rumeurs de ses geôliers. À la veille de son exécution, elle reçoit la visite inattendue d’Ola, une jeune étudiante en psychologie venue des États-Unis pour enterrer ses parents. C’est à elle que Lemona dévoilera son histoire.
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La jeune Lemona a grandi dans le village de Dukana, élevée par une mère démunie mais aimante. Les difficultés financières contraignent la mère à confier sa fille à une famille aisée de la ville, censée lui offrir un avenir meilleur. Ce départ marque pourtant le début d’un cycle de souffrances et d’humiliations. Victime de viol, Lemona s’enfuit et trouve refuge à Port-Harcourt, où elle goûte, un temps, à une vie plus stable auprès de Mama Bomboy.
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Cependant, sa beauté exceptionnelle attire autant qu’elle fragilise. Introduite dans le monde des salons et de la débauche par Maybel, Lemona devient tour à tour l’amante des puissants, une femme courtisée mais terriblement seule. C’est auprès d’un jeune ingénieur écossais, John Smith, qu’elle connaîtra son premier véritable amour et éprouvera des sentiments sincères. Mais leur relation prendra une tournure dramatique lorsque John, souhaitant rompre, trouve la mort dans une altercation accidentelle.
Ce drame sera le prélude à l’écriture d’un nouvel acte dans le parcours de Lemona. C’est le temps de la prison, celui qui fera tomber les rideaux.
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La vie carcérale de Lemona est un théâtre de secrets et de rebondissements. Même derrière les barreaux, sa beauté fascine, subjugue et trouble, tout en révélant des aspects insoupçonnés des rapports humains. À travers ses confessions à Ola, Lemona dévoile les tourments d’une vie marquée par la trahison, l’injustice et les désillusions.
La force romanesque de Ken Saro-Wiwa
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Dans Lemona, Ken Saro-Wiwa déploie tout son génie narratif. Avec une subtilité remarquable, il explore des thèmes majeurs : la condition des femmes dans la société nigériane, les dysfonctionnements du système judiciaire minée par une corruption galopante, la trahison et la complexité des relations humaines. Chaque phrase porte en elle l’écho des combats sociaux et politiques qui ont nourri son engagement.
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La traduction élégante de l’écrivain togolais Kangni Alem (La Légende de l’Assassin, Éditions JC Lattès, 2015) restitue avec fidélité et finesse la force de ce récit, offrant au lecteur une expérience fluide et envoûtante.
Lemona est un roman bouleversant où le tragique s’entremêle à l’intime, et où la beauté apparaît à la fois comme un don précieux et un fardeau pesant. Par cette œuvre, Ken Saro-Wiwa livre un témoignage saisissant, un miroir poignant des réalités sociales et humaines du Nigéria.
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Je tiens à vous remercier chaleureusement pour votre fidélité et le temps consacré à ces notes de lecture, aujourd’hui comme par le passé. En cette période de Nativité, je souhaite à tous mes lecteurs chrétiens une fête emplie de paix, de joie et de belles découvertes littéraires. Que ces instants privilégiés vous permettent de savourer des moments précieux en compagnie de vos proches et d’ouvrir de nouvelles pages inspirantes.
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Je vous donne rendez-vous très bientôt pour d’autres immersions littéraires passionnantes et vous souhaite des lectures riches et inoubliables.
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Kah' Tchou Boileau
Ken Saro-Wiwa, né en 1941 à Bori, dans le Delta du Niger, a étudié l’anglais à l’université d’Ibadan avant d’enseigner dans celles de Nukka et Lagos. Écrivain prolifique, il s’est illustré en tant que romancier et auteur de feuilletons télévisés populaires. Son roman le plus célèbre demeure Sozaboy (1985). Ken Saro-Wiwa s’était engagé activement pour défendre les droits du peuple Ogoni, sa communauté d’origine, dont les terres, riches en ressources pétrolières, étaient exploitées au détriment de la population locale. Cet activisme a suscité la colère du régime militaire dirigé par le général Sani Abacha. À l’issue d’un procès largement considéré comme une parodie de justice, Ken Saro-Wiwa et huit de ses compagnons furent condamnés à mort et exécutés le 10 novembre 1995.